Elle a tous les attributs de la blague qui fait mouche : cruauté, caricature et fond de vérité. Elle se propage sur les trottoirs toulousains à la sortie des écoles, égaie les réunions de parents courroucés, et tient en deux phrases : « Pourquoi les enfants pleurent-ils le jour de la rentrée en petite section de maternelle ? Parce qu’ils savent qu’il leur reste encore 1440 repas à prendre à la cantine avant le dernier jour de CM2. » Évidemment, c’est un humour de niche. Pour en saisir la portée, il faut savoir multiplier 180 jours de classe par 8 années d’enseignement primaire, et avoir une dent contre la cuisine centrale qui élabore les 33 000 repas servis quotidiennement dans les écoles et les cantines seniors de la Ville.
Mais qu’on goûte ou pas cet humour de parent d’élève, il faut se rendre à l’évidence : la restauration scolaire est LE sujet du moment à Toulouse. Ces dernières semaines, une pétition lancée sur change.org exigeant 80% d’aliments bio et locaux dans les marmites de la Ville, a recueilli près de 5000 signatures. De son côté, la FCPE31 a adressé un « carton rouge » à la mairie pour sa politique tarifaire jugée injuste. Le tout sur fond de polémique entretenue par Christine Chabanette, mère de famille, bloggeuse et gastrolâtre, qui, sur son blog qualité-cantines-toulouse.com comme à la tête du Collectif Cantines Toulouse, dénonce « la mauvaise qualité, les portions chiches et le goût inexistant des repas servis aux enfants. »
L’appli Qui dit miam! un exercice de transparence à double tranchant
Au Capitole, Martine Susset, impassible, garde le cap. La conseillère municipale déléguée à l’environnement, à la restauration, à la régie agricole et aux relations avec la Chambre d’agriculture, dresse un bilan positif des deux premières années de cantine à la sauce Moudenc : « Quand je suis arrivée aux affaires, j’ai constaté que si la part de bio était importante, elle se faisait au détriment de l’approvisionnement local. J’ai donc préféré diminuer le bio en attendant de trouver des solutions. Cela dit, les consignes de Jean-Luc Moudenc sont claires : privilégier les produits labellisés, bio et locaux, quand la chose est possible. À ce jour, nous proposons 36% de local et 22,92% de bio (dont 84% de bio local) ». Sur le papier, ces statistiques sont plus qu’honorables. Elles sont proches de l’objectif fixé par le président de la République pour 2017 (40% de local) et dépassent celui des 20% de bio à l’horizon 2020 voté à l’unanimité à l’Assemblée nationale et enterré le mois dernier au Sénat. Si on ajoute à cela certaines données hautement symboliques, comme le concours annoncé d’un chef étoilé dans l’élaboration des recettes, les projets de plantation de verger au domaine de Candie, la présence au menu de poulet bio du Gers, de pain bio local, de bœuf Bleu-Blanc-Cœur, de yaourts locaux, ou encore de lentilles bio cultivées sur le domaine agricole de la Ville de Toulouse, on en trouverait presque le tableau réjouissant.
Tour de thaï
Seulement voilà, il y a Qui dit miam !, l’application pour smartphones et tablettes lancée en novembre. Conçu par Absolom, une start-up de Lacroix-Falgarde, ce programme gratuit voulu par la mairie dans le cadre de son programme Smart City permet au grand public de parcourir les menus des cantines et, plus alléchant encore, de consulter les fiches techniques de la plupart des produits. Téléchargée le 14 mars sur le téléphone de Boudu, l’appli a immédiatement montré ce qu’elle avait dans le ventre. Ce jour-là, au menu des écoles élémentaires : asperges origine UE, filet de poulet pané frit élevé et conditionné en Thaïlande, blé dur européen accompagné d’une sauce tomate transformée en Espagne (origine des tomates non spécifiée). Le tout relevé avec un peu d’ail… chinois. Et si le programme n’est pas tous les jours aussi exotique, ce genre d’aberrations se produit plusieurs fois par semaine tout au long de l’année.
Téléchargée le 14 mars sur le téléphone de Boudu, l’appli a immédiatement montré ce qu’elle avait dans le ventre.
Gênée aux entournures, Martine Susset balance la patate chaude à son fournisseur : « Si le prestataire a choisi ce produit, c’est qu’il est conforme au cahier des charges ». Le prestataire, c’est Brake, un grossiste alimentaire britannique qui possède une trentaine d’agences en France, dont une à Bruguières, près de Toulouse. Depuis le siège lyonnais de la firme, sa responsable de communication externe, Nathalie Nauts, ne se fait pas prier pour donner des détails : « C’est un filet de poulet plein muscle escalopé à la main et issu d’une filière intégrée, ce qui assure une traçabilité continue. Les poulets sont élevés en bâtiments pendant 37 à 42 jours, nourris avec une alimentation 100% végétale, minérale et vitamines, sans activateur de croissance » récite-t-elle. En clair, des volailles en batterie qui ne voient pas la lumière du jour et qu’on élève deux fois moins longtemps que des poulets bio ou Label rouge. Et quand on interroge les responsables de Brake sur l’origine thaïlandaise de la volaille en question, la réponse est cocasse : « Voilà deux ans que nous ne travaillons plus avec la Thaïlande. Ce produit est passé en origine Pologne. Il offre toutes les garanties de qualité exigées par notre marque. » La bonne nouvelle, c’est que les écoliers toulousains dégustent désormais un poulet pané frit venu d’une contrée moins lointaine, jouissant d’une meilleure traçabilité et qui a été délesté, en passant de la Thaïlande à la Pologne, de sa dose de triphosphate, un additif peu recommandable. La mauvaise, c’est que les fiches produit de Qui dit miam ! ne sont pas tout à fait à jour.
Ruses et coutumes
Dès lors, une question se pose : comment se fait-il qu’à l’ère du locavorisme, du patriotisme économique, des bonnets rouges et des ministres en marinière, il soit aussi difficile de trouver du local et du français sur les tables des cantines ? « Le principal responsable, c’est le code européen des marchés publics, alerte Martine Susset. Au nom du respect de la concurrence, il interdit d’intégrer l’approvisionnement local parmi les critères de sélection. Alors on ruse. Ça prend du temps, mais on ruse. L’autre frein, quand on commande d’aussi gros volumes, c’est de trouver des agriculteurs locaux qui présentent les garanties et les capacités de production adéquates. » Elisabeth Belaubre, qui occupait les mêmes fonctions sous le mandat de Pierre Cohen, n’est pas de cet avis : « Certains prétendent que le volume important de commandes est une contrainte. Bien au contraire ! C’est justement quand vous êtes un gros client que les fournisseurs vous écoutent. Ce n’est pas aux industriels de l’agroalimentaire de déterminer ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. C’est aux élus de le faire, parce qu’ils sont responsables de la santé de leurs administrés. À mon arrivée en 2008, on m’avait dit que je ne parviendrais pas à approvisionner les cantines en poulet Label rouge, en yaourts locaux ou en pain bio. Finalement, on l’a fait ! J’ai eu dans mon bureau des fournisseurs qui me disaient “Si vous faites ça, on va couler”. Ce n’est pas facile à entendre, mais il faut savoir ce qu’on veut, et assumer ses positions quand elles visent l’intérêt général. » Et Elisabeth Belaubre d’enfoncer le clou en relatant ses premières rencontres avec les représentants de la Chambre d’agriculture : « Je me disais : “Ma cocotte, c’est pas gagné”. Il m’est même arrivé de sortir de là en pleurant. Et puis, à force de dialogue, à la fin du mandat, on travaillait en bonne intelligence. »
Ce n’est pas aux industriels de l’agroalimentaire de déterminer ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Elisabeth Belaubre
Sur le front des freins liés au code européen des marchés publics, là encore, l’horizon semble se dégager. Le conseiller de Stéphane Le Foll au ministère de l’Agriculture, Guillaume Adra, promet même la fin des ennuis et une nouvelle ère pour les responsables des achats : « Je vous confirme que des moyens existent bien pour permettre un approvisionnement des cantines publiques en produits locaux dans le respect des règles des marchés publics. Le ministre a même demandé aux services du ministère de publier un guide à cet effet, et a présenté devant le Premier ministre, à l’occasion du salon de l’agriculture, un outil informatique qui permettra aux gestionnaires publics de disposer, via un outil simplifié, des clefs pour acheter local. » Une « ruse » officielle et généralisée, en quelque sorte.
Des souris et des hommes
Cette perspective d’un accroissement progressif de la part de bio et de local ne suffit pas à démobiliser Christine Chabanette. Depuis la rentrée 2015, elle alimente son blog avec des photos prises lors de visites dans les cantines (celle des cubes de poisson aux gnocchis datée du 8 décembre 2015, gore à souhait, est un modèle du genre), des résumés de commission des menus rédigés par les parents, et des billets divers consacrés à l’organisation de la contestation : « Nous demandons simplement qu’on prenne en compte nos demandes. Qu’on arrête le déni et qu’on cesse de nous traiter par le mépris. Il n’y a aucun produit frais. Tout est assemblé, mélangé dans de grandes cuves. L’équilibre nutritionnel est calculé sur 20 jours, ce qui donne lieu à des énormités dans l’assiette. Ils n’ont que faire de la dimension gustative. Il n’y a pas de volonté politique pour que les choses changent. C’est la raison d’être du blog et du collectif. » Pour illustrer ses propos, Christine Chabanette relate, avec un humour grinçant, sa visite de la cuisine centrale de Basso Cambo : la surveillance dont elle dit avoir fait l’objet pendant la visite « comme en Corée du Nord », les gros bras un peu machos qui travailleraient sur place, et l’atmosphère industrielle pesante. Notre expérience sur place fut moins extrême, et notre guide, la directrice de qualité Anne Limbertie qui fut aussi celle de Christine Chabanette, n’avait finalement rien de Kim Jong-un. S’il est vrai que le décor carrelage et inox n’est pas des plus chaleureux, il est parfaitement adapté à la préparation de 33 000 repas dans des conditions d’hygiène optimale. S’il est vrai qu’il s’agit là d’un équipement assimilable à l’industrie agroalimentaire, on y cuisine tout de même des plats élaborés à partir de produits bruts surgelés ou en conserve. S’il est vrai, enfin, qu’on trouve beaucoup de mâles aux postes de cuisson, ces derniers sont plutôt bonhommes. Quant à leurs gros bras, quiconque a essayé un jour de remuer 450 litres de blanquette de veau avec une spatule grosse comme une rame de barque de pêche comprendra à quoi ils servent.
L’équilibre nutritionnel est calculé sur 20 jours, ce qui donne lieu à des énormités dans l’assiette certains jours.
Christine Chabanette
Pour bien comprendre la réalité de la cuisine centrale, il convient d’en rappeler brièvement l’histoire. Inaugurée en 1983 par Pierre Baudis, elle a d’abord fonctionné en liaison chaude, c’est-à-dire que les plats quittaient les lieux immédiatement après leur préparation, pour être consommés dans les deux heures. Mais en janvier 1992, un rapport du comité communal d’hygiène et de santé qui faisait état de sols graisseux, de toiles d’araignées dans les coins, du mauvais écoulement des eaux et de la présence de souris dans les réserves, fit basculer la cuisine centrale dans l’ère de la liaison froide. On supprima la porcelaine, on protégea les barquettes sous un film plastique hermétique, on fit l’acquisition de 12 camions frigorifiques, et on se mit à cuisiner des portions refroidies après préparation, et consommables jusqu’à J+5.
Du thym dans les fayots
Depuis, le principe est resté le même. Et s’il permet une hygiène et une organisation irréprochable, il contribue à la piètre qualité perçue par parents et enfants : « Dans les écoles, les plats sont réchauffés au four à même la barquette, parfois avec l’opercule. Tout sort mou, flasque, sans consistance. C’est de cela dont les enfants se plaignent le plus » rapporte Christine Chabanette. Anne Limbertie défend ses collègues : « Certaines critiques sont injustes, et blessantes. On cuisine, ici. On se donne du mal. Et on fait tout pour s’améliorer. Depuis le mois de janvier, les lundis et les mercredis, nous goûtons les plats dans les conditions réelles, c’est-à-dire après réchauffage. Cela nous permet d’ajuster les préparations. Récemment, par exemple, nous avons ajouté du thym et du laurier dans la recette des flageolets. »
Certaines critiques sont injustes, et blessantes. On cuisine, ici. On se donne du mal. Et on fait tout pour s’améliorer.
Anne Limbertie
En définitive, il semble que le problème réside essentiellement dans le gigantisme de la cuisine centrale, qui, tenue de produire 33000 repas par jour dans des conditions d’hygiène satisfaisantes, ne peut le faire autrement qu’au détriment du goût. Dans les années 1990, alors qu’on y préparait deux fois moins de repas qu’aujourd’hui, on parlait déjà de la nécessité de passer à un modèle de petites centrales indépendantes. Mais rien n’a jamais été entrepris, même si, à en croire Elisabeth Belaubre, les choses ont failli changer il y a trois ans : « J’ai essayé de convaincre Pierre Cohen de la nécessité de construire de petites centrales de taille normale préparant 6000 repas maximum et intégrant une légumerie de frais. C’est un dossier tout ficelé, créateur d’emploi, de goût et de qualité nutritionnelle, qui ne coûte pas plus cher à moyen terme. Il est resté dans les cartons pour des raisons qui m’échappent. Lobbying ? Politique ? Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, je tiens ce projet à la disposition de M. Moudenc. » La petite devinette sur les écoliers en pleurs a de beaux jours devant elle.