Aurélien Bory, vous souvenez-vous de la première fois que l’idée de mettre en scène vous a traversé l’esprit ?
C’était à l’école primaire. J’avais un instituteur formidable, M. Müller, qui animait un atelier de théâtre d’ombres. Le cours d’initiation m’avait passionné, mais à ma grande déception, on ne m’avait pas retenu dans le groupe final. Alors, de retour à la maison, avec mon frère, on avait fabriqué notre propre théâtre d’ombres. Pour moi, c’était une sorte de must, une merveille. Le top, indiscutablement. J’ai cet épisode en tête parce que récemment je me suis rendu compte qu’il y avait du théâtre d’ombres dans la plupart de mes spectacles.
L’enfant que vous étiez habite donc plus ou moins consciemment vos créations ?
Le rapport au jeu, qui est évident chez les enfants, est essentiel dans toute création. Pour créer, il faut être curieux et avoir le désir d’apprendre. Ce désir, cette curiosité, sont une part d’enfance qu’on
n’a pas su éteindre. Mais enfant ou adulte, quelle que soit la quantité de connaissances qu’on accumule, on n’est jamais déterminé que par l’étendue de ce qu’on ignore. C’est une chance, parce que ce ne sont pas nos connaissances qui produisent du sens, mais le lien qu’on établit, le chemin qu’on trace entre elles. Ce qui est intéressant ce n’est pas l’accumulation, c’est le mouvement.
Quel genre d’enfant étiez-vous ?
Un enfant très heureux. Je suis né à Colmar. J’ai baigné dans les arts et dans la culture scientifique. Mon père, après les beaux-arts, a enseigné dans le technique. Il m’a initié aux arts visuels. Ma mère, qui tenait à ce que ses enfants fassent de la musique, m’a encouragé à pratiquer l’alto. D’une certaine manière, mon père a immergé mes yeux dans l’art, et ma mère m’y a plongé les oreilles.
Quelle discipline vous procurait le plus de plaisir ?
La discipline importait peu. J’étais surtout attiré par l’idée d’inventer. Quand on commence à pratiquer les arts très jeune, on est confronté immédiatement au problème de la technique. On est à la fois grisé par la possibilité de créer, et déstabilisé par la confrontation à l’inaccessible. J’ai pris assez tôt l’habitude de chercher des moyens d’alléger ce qui était fastidieux. Je prenais systématiquement l’oblique pour m’échapper des obstacles techniques.
Mon père a immergé mes yeux dans l’art, et ma mère m’y a plongé les oreilles.Aurélien Bory
C’était le cas à l’école ?
Je n’étais pas un élève laborieux. Je trouvais les journées interminables même si, parfois, une matière que j’aimais m’offrait une respiration. C’était le cas de la géométrie. J’aimais sa puissance, sa simplicité. Découvrir, à 13 ans, qu’on peut calculer la distance de la terre au soleil en mesurant une ombre portée sur la terre, c’est fascinant. C’est la première rencontre avec la puissance du raisonnement. Pythagore, Thalès, ces lignes, ces triangles. C’est formidable. C’est beau.
En famille comme à l’école, vous balanciez donc entre arts et sciences…
Constamment. Après le bac, j’ai commencé des études scientifiques parce que je n’avais pas de plan de rechange. J’ai opté pour un IUT de physique. En même temps, il y avait la vie étudiante, la pratique du jonglage, les chansons que je composais à la guitare, les courts métrages que je réalisais, la cinéphilie (j’ai fait en parallèle une licence de cinéma) et toutes les expériences qu’on veut multiplier à cet âge-là. J’ai fini par une spécialisation dans l’acoustique, au Conservatoire national des arts et métiers.
Pourquoi l’acoustique ?
Parce que c’est une science à la frontière de l’art. J’ai travaillé un an et demi auprès d’un excellent acousticien de Strasbourg. J’ai fait par exemple l’acoustique de la Scène nationale de Mulhouse, où j’ai d’ailleurs présenté des spectacles quelques années après.
Vous avez trouvé que le lieu sonnait bien ?
Pas mal ! Et puis, si ça n’avait pas été le cas, je me serais bien gardé de le dire !
Justement, comment l’acousticien que vous étiez alors s’est-il mué en artiste et metteur en scène ?
L’acousticien qui m’employait m’a proposé un CDI. Il avait tout un plan de carrière pour moi. Je l’aimais beaucoup, c’était un puits de science, mais j’ai refusé. J’avais 23 ans, je voulais mettre l’art au cœur de ma vie. J’ai quitté Strasbourg pour Toulouse, et j’ai tout recommencé à zéro.
Pourquoi Toulouse ?
Je suivais une amie très chère, Nathalie Hauwelle, qui est comédienne aujourd’hui. Elle voulait poursuivre ses études à Toulouse parce qu’elle était attirée par l’atelier de flamenco andalou que dirigeait Isabelle Soler. Et moi, ça me permettait de m’échapper. J’étais dans un état d’esprit d’aventure et de liberté. Je voulais tout tenter, je ne voulais rien regretter. Je suis arrivé en septembre. Un mois plus tard j’assistais au festival Circa, à Auch. En voyant les numéros, je me suis dit : l’an prochain, je serai sur la piste. C’était de la folie de penser ça. Et pourtant, c’est ce qui est arrivé. Jusqu’alors, j’avais vécu dans la religion de l’art. Mais là, c’était une véritable entrée en matière.
Comment y êtes-vous parvenu ?
Par une série de hasards. J’ai rencontré le directeur du Lido, Henri Guichard, qui m’a proposé de postuler au studio de création. Comme j’avais appris à jongler seul, j’avais développé un style qui m’était
propre et qui l’intéressait. J’ai postulé et intégré le Lido. Au contact des autres élèves, j’ai constaté que je n’avais pas de corps, pas de physique. Alors j’ai redoublé d’efforts. Je me levais tôt pour profiter de la salle. J’ai laissé la tête de côté et j’ai appris à penser avec le corps.
Un autre hasard a voulu que je montre mes premiers travaux de jonglage au metteur en scène Mladem Materic, qui avait fui la Yougoslavie en guerre, et se trouvait en résidence au théâtre Garonne. J’étais allé voir son spectacle Le ciel est loin, la terre aussi, parce que l’affiche m’attirait, et parce que ce titre me parlait beaucoup. Il correspondait à ma situation. Je me sentais bien loin de la réalité, et bien loin, aussi, de l’accomplissement de mes rêves. En voyant ce spectacle, j’ai compris ce que c’était qu’un auteur. J’ai compris que le théâtre n’était pas donné, et qu’inventer son théâtre était un devoir. Deux ans plus tard, j’intégrais sa compagnie, le Tattoo Théâtre, pour la création de L’Odyssée, en 1999. Et c’est en sortant de cette expérience très riche que j’ai pris la décision de me lancer dans ma propre aventure : une trilogie qui poserait la question de l’espace.
Tous vos projets, d’ailleurs, soulèvent cette question. Pourquoi ?
Quand j’ai décidé de me lancer dans la création de la trilogie, j’étais encore dans le jonglage de bâtons imaginé au studio de création du Lido. C’est dans ce contexte que Nathalie Hauwelle m’a offert une carte postale qui représentait la danse des bâtons d’Oscar Schlemmer, peintre et chorégraphe du Bahaus. Ça m’a conduit à m’intéresser au Bahaus. Découverte extraordinaire pour moi. Puis à Oscar Schlemmer. Dans un de ses écrits (L’homme et la figure d’art), je suis tombé sur ces deux phrases devenues fondamentales dans mon travail : « Le théâtre est un art de l’espace. » et « Qu’est-ce-que l’espace ? Il y a l’espace à trois dimensions, l’espace à deux dimensions et l’espace à une dimension ». Je me suis dit : « C’est ça ! Je vais faire un spectacle à trois dimensions, un deuxième à deux dimensions et un troisième à une dimension ! » Le volume, le plan et la ligne.
15 ans après la création du premier volet, quel regard portez-vous sur cette trilogie ?
J’ai toujours un grand plaisir à jouer IJK, le premier spectacle, mais je reste insatisfait. On pense toujours qu’on peut revenir sur une écriture après coup, mais ce n’est pas le cas. C’est dans le processusd’écriture que les choses se mettent en place. On défend les faiblesses d’un spectacle en le jouant, mais on ne peut pas les effacer. IJK a tout de même été un succès. Il m’a donné une visibilité internationale. J’étais très heureux de cela. J’ai gardé la petite affichette Complet, qui était collée à la vitre du théâtre de la Digue le jour de la première…
Plan B, le deuxième, est un modèle pour moi. Le concept était plus fort. J’y ai corrigé les défauts de IJK. Et puis c’était une rencontre d’artiste avec Phil Soltanoff. Même si je garde les autres spectacles au répertoire, je pense que Plan B est celui des trois qui a trouvé sa forme idéale. Ça ne met pas pour autant un terme à ma réflexion sur l’espace. C’est le trajet que j’ai choisi et je ne vais pas déroger à la règle.
Où ce trajet vous mène-t-il désormais ?
Depuis deux ans, je me penche sur d’autres formes d’art, comme les installations, l’urbanisme (j’ai répondu à une commande de la ville de Nantes pour la restructuration d’un boulevard), où l’architecture, avec le projet du théâtre de la Digue. Pour moi l’architecture, l’urbanisme, ce n’est pas neutre. L’espace dicte nos actions. S’il y a une porte, on passera par elle, pas à côté. Quant à notre regard, il ne peut passer que par les fenêtres. L’espace dicte nos comportements. C’est important de l’intégrer. C’est pour cela que je fais en sorte d’être sans cesse dans mon sujet, de soulever la question de l’espace. Espæce, mon onzième spectacle dont les avant-premières auront lieu au TNT en juin avant la création cet été à Avignon, ne traite que de ça.
Qu’est-ce donc qu’Espæce ?
Espæce est inspiré d’Espèces d’espaces, de Georges Perec. Le titre du livre est une juxtaposition. Celui du spectacle, une superposition. Je fonctionne par strate pour explorer quatre éléments communs à Perec et au théâtre : l’espace, le trompe-l’œil, la disparition et la trace. J’essaie de dessiner une forme de portrait de Perec. Il était orphelin. Sa mère a été déportée à Auschwitz alors qu’il avait cinq ans. Cette disparition est déterminante dans son devenir d’écrivain. Elle est à la fois très cryptée et omniprésente dans son œuvre.
La Nouvelle Digue doit être traversée par la vie, et donc par les associations et les entreprises.
Cryptée ?
Un exemple : sa mère a été déportée le 11 février 1943. Cette date revient sans cesse dans son œuvre. Le 11 est présent partout. Dans le recueil de poèmes Alphabets, par exemple, composé de onzains comprenant chacun les dix lettres de l’alphabet les plus courantes de la langue française + une des 16 autres. Il y a aussi La disparition, roman écrit sans la lettre E, c’est-à-dire sans “eux”, sans les parents. Ou encore La vie mode d’emploi, dans lequel on parcourt les pièces d’un immeuble comme le cavalier parcourt l’échiquier, c’est-à-dire en formant des L (elle). Et ces L, liés les uns aux autres, tracent des double S, des SS, partout. C’est là que résident le génie, la souffrance de Perec, et l’articulation entre la lettre et son histoire.
Vous semblez ému à l’évocation de cette dimension de l’œuvre de Perec…
Je suis touché par ce jeu de cache-cache dans lequel on ne sait plus si ce qui domine est la peur d’être découvert ou la peur de ne pas l’être. Perec a réussi à produire une œuvre autobiographique qui échappe à tout narcissisme et qui porte une problématique particulière : l’impossibilité de dire la chose telle qu’elle est, et la nécessité de laisser une trace. Je suis d’autant plus touché que c’est à un Toulousain, Bernard Magné, un homme génial disparu en 2012, qu’on doit le décryptage de la plupart de ces énigmes. Le titre Espæce est d’ailleurs un hommage à ce grand spécialiste de Perec, inventeur à son sujet du concept d’æncrage, qui évoque l’ancrage dans le réel et l’encrage de la page.
Pourquoi, bien que vous manifestiez un goût prononcé pour les Lettres, faites-vous aussi peu appel au langage dans vos créations ?
Parce que mon travail, c’est de faire parler l’espace dans la langue qui lui est propre. Et là, les mots ne viennent pas facilement ! Mieux vaut s’en remettre aux lois de la physique. Cela dit, dans Espæce, en plus des artistes du mouvement (danseurs et artistes de cirque), j’ai fait appel au comédien Olivier Martin-Salvan, un acrobate des mots, et à la chanteuse Claire Lefilliâtre. Il y aura donc des mots… et du chant.
La trace, comme l’espace, semble être un leitmotiv chez vous…
C’est une question qui m’intéresse. Quelle trace les gens laissent-ils quand ils se déplacent dans une ville ? Que reste-t-il de la trace d’un corps dans un fauteuil ? Que reste-t-il du passé industriel d’une machine quand elle est sortie de son contexte ? Quelle trace laisse un spectacle dans l’œil du spectateur ? C’est une chose importante que l’idée de la trace. Une idée qui nous dépasse. Dansmon travail, je place toujours l’être humain face à quelque chose qui le dépasse. C’est comme ça que je ressens mon rapport au monde.
Quelle trace cherchez-vous à laisser dans l’œil de votre spectateur ?
Ce qui se révèle sur scène concerne avant tout celui qui regarde. C’est la magie du théâtre.
Votre compagnie s’est installée pour 18 mois au théâtre de la Digue, fermé depuis 2005, pour imaginer un avenir à ce lieu emblématique de Toulouse. Qu’envisagez-vous exactement ?
La nouvelle Digue sera organisée autour de trois axes. D’abord un lieu de création, de résidence. Ensuite un lieu fonctionnant en économie mixte (c’est-à-dire ouvert aux événements d’entreprises). Enfin, un lieu ouvert sur la ville, sur le quartier, sur des collaborations de tous types. Chacun de ces trois axes participe au déplacement, au décloisonnement. On souhaite provoquer du frottement entre les différents milieux qui animent la ville. Il y a à la fois de l’ancrage local, de l’international et de l’interculturel dans les pratiques. Ici on viendra faire des choses, on se rencontrera dans le travail. On se connaîtra en faisant, parce qu’il n’y a qu’en faisant qu’on produit du sens.
Je place toujours l’être humain face à quelque chose qui le dépasse.
Les artistes rechignent généralement à côtoyer le milieu entrepreneurial. Ça ne semble pas être votre cas…
Quand je vois des équipes de prototypers dans les entreprises, je me dis que les metteurs en scène ne sont pas si éloignés que ça de leur univers. J’aime la scénographie, l’ingéniosité, les systèmes à inventer. Vu que c’est présent dans mon travail, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas faire des choses ensemble, boire des coups, travailler. Pourquoi avoir de la défiance pour l’entreprise ? Il vaut mieux avoir de la défiance pour son propre milieu ! La Digue, c’est un petit lieu. C’est modeste, et en même temps il faut avoir une grande ambition, rebattre les cartes, s’inspirer de ce qui existe ailleurs. Ça soulève tout un tas de questions comme le rapport à la jeunesse ou les relations avec les entreprises. Les entreprises ont parfois du mal à venir vers les artistes parce qu’elles ont l’impression de ne servir qu’à pallier le manque de financements publics. Ici, j’ai envie de leur trouver un intérêt, un intérêt qui nous projette ensemble vers l’avenir. La nouvelle Digue doit être traversée par la vie, et donc par les associations et les entreprises.
Pourquoi avoir accepté la proposition de la mairie de Toulouse ?
Pour être précis, c’est moi qui ai sollicité la mairie de Toulouse. Il n’existait pas de projet viable pour la Digue. J’en avais un. On s’est mis d’accord pour phaser nos discussions. En commençant par une phase de préfiguration de 18 mois, dans le cadre d’une convention d’occupation entre la mairie et la Compagnie 111. L’idée consiste à habiter le lieu pour le penser. On avait une idée de départ, mais une fois qu’on est sur place, on pense autrement. Pour l’instant, on a un engagement sur la préfiguration. Il va falloir ensuite trouver l’argent. Même si notre état d’esprit est d’entrer dans une démarche d’économies, la volonté politique est indispensable. J’espère convaincre avec un lieu novateur jusque dans son architecture. Un lieu ancré dans son quartier et décloisonné, qui rayonnera nationalement et internationalement.
Quel est le calendrier ?
Nous soumettrons une préfiguration en juillet, qui donnera lieu à des échanges et des discussions à l’automne. En cas d’issue positive, on peut considérer que nous sommes aujourd’hui à trois ans de l’ouverture.
Diriger et animer le théâtre où vous avez créé votre premier spectacle, voilà qui aurait de l’allure…
Un artiste est toujours le produit d’un contexte. Ce contexte est fait de gens, de courants, d’institutions, d’aventures diverses. Il se trouve que je suis issu du contexte toulousain. Et ce que je fais a à voir avec le contexte toulousain. La présence du cirque dans mon travail. La construction (je pense à l’aventure du Royal de Luxe qui a laissé beaucoup de traces ici), et un contexte théâtral spécifique : la Digue, où j’ai créé mon premier spectacle, le théâtre Garonne qui a eu une influence majeure dans ma construction, et le TNT qui m’a suivi, coproduit et encouragé. Je suis issu de ce contexte. C’est à Toulouse que je me suis épanoui et construit. Inventer un lieu, je pourrais le faire ailleurs, mais c’est ici que j’ai envie de le faire.