Fin janvier, à la faveur d’une tribune signée dans Libé par des pontes de l’architecture, les Toulousains ont appris que la caserne Vion, devant laquelle ils passent depuis 50 ans sans la voir, constitue une merveille du patrimoine. Cette redécouverte du chef-d’œuvre de Pierre Debeaux, architecte commingeois injustement oublié, survient au moment où la Ville met la caserne en vente, dans un contexte polémique qui crispe élus, assos et savants.
Depuis le trottoir de l’allée Charles-de-Fitte, on n’en perçoit presque rien. Tout juste un portique en béton barré de ces 18 lettres argentées : « caserne Jacques-Vion ». La façade cache pourtant un site époustouflant quoique fané, qui occupe près d’un hectare en plein Saint-Cyprien. On y trouve une tour d’habitation de douze étages, un gymnase, une piscine, une fosse de plongée, un auditorium, une cour d’honneur, un hall gigantesque, des ateliers, des bureaux, et une tour de séchage et d’entraînement. Un ensemble de bâtiments pensés à la fin des années 60 pour les pompiers et leurs familles, révélant chacun à leur manière une part du génie et de la maîtrise technique de Pierre Debeaux.
Car s’il est une chose qui fasse consensus à propos de cette caserne, c’est bien la virtuosité de son concepteur : « C’était un génie, génie qui confine comme toujours a une certaine folie » se souvient le philosophe et architecte toulousain Stéphane Gruet.
Aline Tomasin, présidente de la Société savante Les Toulousains de Toulouse et ancienne conservatrice régionale des Monuments historiques, est au diapason : « La caserne est une œuvre exceptionnelle. Une composition d’autant plus importante qu’elle est le fruit du tandem que Debeaux formait avec l’architecte en chef de la Ville : Roger Brunerie. »
Né à Mazères-sur-Salat en 1925, Debeaux était un pur talent local : membre de l’agence toulousaine des 3A, diplômé des Beaux-Arts de Toulouse en 1950, il a réalisé six écoles pour la Ville, dirigé les travaux d’extension de l’observatoire du Pic du Midi, conçu la flèche du monument à la Résistance, le château d’eau de l’hôpital Marchant, et bâti dans la région des maisons remarquables.
Mais la véritable signature de ce fou de maths, de géométrie, de musique et de Cervantes, c’est la caserne Vion. Roger Brunerie, qui était un ami proche, lui en avait confié l’exécution en le laissant jouir d’une liberté totale : « On n’est pas ici dans une architecture pragmatique ou à l’économie, mais dans la recherche, les mathématiques, la géométrie, la création pure » avertit Stéphane Gruet, par ailleurs professeur à l’école d’architecture de Toulouse. À ses élèves, ce dernier raconte parfois comment Debeaux fascinait ses admirateurs au comptoir du bistrot Saint-Sernin où il avait ses habitudes. Il y esquissait à main levée, sur un coin de table, la structure du dôme de Sainte-Sophie de Constantinople : « Certains l’adulaient, d’autres s’en détournaient parce qu’il était difficile à suivre, à comprendre… » tempère Gruet dans un sourire.
Désenchantée
Si l’on reparle de cette caserne aujourd’hui, c’est que les pompiers auront définitivement quitté les lieux fin 2025. À charge pour la Ville de Toulouse, propriétaire de ces murs dont elle n’a jamais eu l’usage, de leur trouver une nouvelle destination. Chose facile, en apparence : l’endroit est vaste, accessible, bien conçu et idéalement situé. À y regarder de plus près, c’est moins évident. Difficile d’accommoder un site né de l’opulence, de l’idéalisme et de la liberté des 30 glorieuses, à la sauce normative, désenchantée et sans le sou de notre époque.
Jean-Luc Moudenc avait pourtant une idée susceptible de maintenir la caserne dans le giron communal, sans en changer radicalement la destination : « Je voulais y installer la police municipale » confie-t-il. Projet refusé par la préfecture, en vertu du Plan de Prévention des Risques naturels prévisibles liés aux Inondations : « L’ancien préfet, Etienne Guyot, n’a pas souhaité autoriser la Ville à récupérer les lieux pour cette activité. J’ai eu avec lui un dialogue fourni et tendu. Au bout de plusieurs mois d’échanges, on m’a sorti un texte qui montrait que je ne pouvais pas prétendre installer des policiers municipaux dans cette caserne… » relate, amer, le maire, qui poursuit : « On a exploré toutes les possibilités. Je suis arrivé à la conclusion qu’il fallait donner sa chance à ce patrimoine sous un autre regard que le regard municipal. »
En avril 2022, le conseil municipal décide donc de la mise en vente de la caserne, déclenchant l’ire de l’opposition. Quelques mois plus tard, le maire propose aux acteurs du patrimoine un modus operandi assurant d’après lui la protection du patrimoine de Debeaux après la vente (voir interview). Entre-temps un groupe de riverains réunis à l’enseigne de Sauvons la caserne Vion! lance une pétition (1800 signataires à ce jour). Le collectif reproche au maire une décision effectuée sans concertation, et une vente qui bénéficiera « encore à des opérateurs privés ». Il demande que la caserne reste propriété de la Ville et fasse l’objet d’un projet construit avec les habitants du quartier.
Courroux itou du côté du Collectif pour la reconnaissance et la protection de l’œuvre de Pierre Debeaux, mené par Stéphane Gruet et l’architecte du patrimoine Rémi Papillault. « D’une certaine manière, je comprends le maire, avance Stéphane Gruet. C’est un gestionnaire, soucieux de l’équilibre des finances municipales. Mais moi, je défends la caserne et je n’en démordrai pas. Démocratiquement, je fais mon boulot de citoyen. » Stéphane Gruet dit soupçonner la mairie de vouloir vendre au plus offrant, et Jean-Luc Moudenc de dire « oui » au patrimoine quand il s’agit de vieille brique, et « non » quand il s’agit de béton.
Dans une tribune parue en janvier dans la presse nationale et signée par de grands noms de l’architecture (Ricciotti, Buren, Chemetov), le collectif enjoint la ministre de la Culture d’appuyer la démarche de classement de la caserne au titre des Monuments historiques. Cette démarche, dont on connaîtra l’issue le 6 juin, est la véritable pomme de discorde entre la municipalité et ses opposants.
Caserne Jean Vion à Toulouse, Photo Sébastien Vaissière
Hauts niveaux
Si le site est classé intégralement, la marge de manœuvre de l’acheteur sera réduite, et la vente rendue difficile. S’il n’est classé que partiellement, conformément aux souhaits de la municipalité (qui réfute le classement de la tour d’habitation, de la fosse de plongée et de la piscine), l’intégrité de l’œuvre et son intérêt s’en verrait, d’après les signataires de la tribune, diminué : « Détruire la piscine et la fosse, ce ne serait pas dramatique, concède Stéphane Gruet. Mais la tour d’habitations, c’est impensable. Non seulement il y a du génie de Debeaux dans la tour, mais la détruire impliquerait la destruction des ateliers attenants. » Enfin, si la caserne n’était pas classée du tout, il deviendrait presque impossible de contraindre le nouveau propriétaire à préserver le travail de Debeaux.
Pour ne pas prendre ce risque, Aline Tomasin propose de prendre de la hauteur : « Le problème de la caserne Jacques-Vion, c’est qu’il s’agit d’une œuvre globale qu’on ne peut pas morceler. Il faut ouvrir une discussion de haut niveau dans le cadre d’un comité scientifique comme il en a existé pour la rénovation de la salle Henri-Martin au Capitole. Je propose, comme ce fut le cas pour la Manufacture des tabacs, un classement provisoire d’un an pour figer les choses et se donner le temps de réfléchir sereinement. »
Sérénité difficile à atteindre dans ce contexte. Entre le collectif d’archis qui s’oppose à la destruction de sept immeubles Candilis au Mirail, la vente contestée de la caserne Vion et le recours des Toulousains de Toulouse contre l’immeuble Kaufman & Broad bâti près de La Grave en lieu et place de l’Institut Claudius Regaud, la question du patrimoine est plus que jamais source de crispations.
D’autant plus que, pour ce qui est de La Grave, Aline Tomasin persiste et signe malgré la suppression des 25 000 euros de subvention octroyée habituellement aux Toulousains de Toulouse, le maire estimant qu’on ne peut pas percevoir de subsides d’une mairie dont on réprouve l’action. « On n’est pas des chicaneurs. Nous ne sommes pas opposés à la hauteur quand elle n’est pas perturbatrice. On n’a rien dit pour la Tour Occitanie, par exemple. Mais pour La Grave, on maintient le recours auprès du tribunal administratif. Un lieu chargé d’histoire comme La Grave, ça se respecte. La hauteur de cet immeuble est excessive. Elle écrase la chapelle » insiste-t-elle.
Au Capitole, Jean-Luc Moudenc sort la règle à calcul : « L’Institut Claudius Regaud culminait à 27,07m. Le nouveau bâtiment à 21m. Les Toulousains de Toulouse font donc une erreur. Ils ont l’orgueil de ne pas le reconnaître, et le défaut de s’entêter. Quand tout sera fini, je leur demanderai de me juger sur les faits et pas sur des a priori, ni sur la publicité fort mal faite de Kaufman & Broad qui, je pense, les a induits en erreur. » « On ne fait que répondre aux statuts de l’asso, esquive Aline Tomasin : défendre le patrimoine et la beauté. » Le torchon brûle donc entre la mairie et les hommes de l’art, et il faudra sans doute plus qu’une caserne de pompiers pour l’éteindre.
Photo Sébastien Vaissière