Nous vivons une époque étrange. Les marchés financiers dictent leur loi et distordent la réalité. Vous pensez que j’exagère ? Regardez le marché du pétrole. La consommation du pétrole n’a baissé que de 10 % en un mois, mais on assiste à une situation irréelle : le prix du pétrole est devenu négatif. Pourquoi ? Parce que les contrats souscrits par les spéculateurs leur brûlent les doigts et pourraient carboniser leurs réserves. Pour comprendre le monde fantasmagorique dans lequel nous vivons sans le savoir, il faut reprendre un chiffre révélé par l’économiste toulousain François Morin. Les échanges annuels sur les marchés financiers représentent plus de 60 ans du PIB annuel mondial. Autrement dit, l’économie financière représente 60 ans d’économie réelle. À ce niveau, on peut considérer que Pozzi et sa pyramide ou Madoff et ses « boîtes noires » sont des amateurs.
Cela devient d’autant plus problématique qu’une partie significative de l’argent qui circule sur les marchés provient de l’économie du crime. On estime que 10 à 15 % du PIB mondial provient des trafics d’êtres humains, d’armes, de déchets et accessoirement de drogues.
Face à ces chiffres, les États sont désemparés et les citoyens désespérés. Surtout que « en même temps » on n’arrête pas de parler de la dette des États et de culpabiliser les citoyens : « vous vivez à crédit », « vous laissez un fardeau aux générations futures ».
Et puis avec la crise du coronavirus, c’est le concours de celui qui a le plus gros… plan de relance. 300 milliards, 750 ! 1 000 ! 2 500 milliards d’euros annoncés par les États. Cela donne le tournis et on n’y comprend plus rien.
Concentrons-nous sur la dette de l’État et prenons un peu de recul historique.
Dans son « histoire de la dette publique en France » (Classiques Garnier, 2019), Michel Lutfalla rappelle que, de Marignan (1515) à Waterloo (1815), la norme, c’était la banqueroute. De manière régulière, l’État ne payait pas ses dettes en recourant à toute une gamme de techniques : emprunts forcés, inflation ou annulation de la dette. La France ne faisait qu’appliquer une pratique connue depuis les Hébreux (cf. Lévitique 25 : 8-34), tous les cinquante ans, le jubilé permettait de libérer les débiteurs et de relancer l’économi ou le sisachtie de Solon. Ainsi, pour faire face la prolifération des assignats, le Directoire dut se résoudre, en 1797, à la « consolidation du tiers » qui était en réalité une répudiation des deux tiers.
Après vint Napoléon, qui imposa le Franc-or dont la valeur fut stable jusqu’en 1914. Ce fut le siècle de la Rente et du bonheur bourgeois pendant que les prolétaires mourraient dans les mines et dans les usines pour extraire cette plus-value indispensable au paiement de la rente. L’État censitaire veillait au grain et M. Thiers n’hésitait pas à utiliser de la violence prétendument légitime pour réprimer les Canuts lyonnais (1831 et quelques centaines de morts) à la Commune de Paris (1871 et plusieurs milliers de mort).
Et demain ? Comment financer la sortie de la pire crise économique depuis 1945, reconstruire et transformer le pays ? Je propose une abolition des dettes intelligentes pour ne pas dire morales. Pour ne pas ruiner la veuve de Carpentras ou les retraités californiens, je propose que toutes les dettes détenues, depuis leur émission, directement ou indirectement par une entité (société, trust, fiducie, hedge funds, etc.) située dans un paradis fiscal (dans l’interprétation la plus large de cette expression, en ce compris Jersey et Luxembourg, par exemple !) soient purement et simplement annulées. Ce serait un moyen élégant de purger les marchés financiers d’argent virtuel fruit de spéculations douteuses. Cela soulagerait le fardeau de la dette (on parle au bas mots de plusieurs centaines de milliards d’euros) et permettrait, sans augmenter les impôts, de libérer des ressources nécessaires pour construire demain et anticiper les crises, notamment climatiques, qui nous attendent. Cela vous parait utopique ? Bien sûr mais je partage l’opinion d’Élisabeth Badinter « Seule l’utopie du futur réconforte contre le pessimisme de l’Histoire ».