Il ne se passe plus un mois sans qu’un ancien joueur ne sorte du silence pour raconter ses difficultés dans sa vie post-rugby, relançant le débat sur la dangerosité de ce sport. Pendant ce temps, à Toulouse, une équipe de chercheurs s’active pour comprendre les commotions et leur impact sur la santé des joueurs à court, moyen et long termes.
Dépression, anxiété, perte de mémoire, difficultés à se concentrer, irritabilité…La liste des maux dont souffrent certains joueurs après leur carrière fait froid dans le dos. Doit-on pour autant en conclure que le rugby est un sport à risques ? Difficile de se prononcer, et surtout de garder la tête froide quand surviennent des drames comme celui de Mathias Dantin, 17 ans, dont la vie a basculé le 14 décembre dernier. Pendant un match dans le cadre scolaire, près de Tarbes, l’adolescent de 17 ans est victime d’un plaquage. Touché à la moelle épinière, il ne se relèvera pas et devient tétraplégique. Fort heureusement, ce type d’accidents reste rarissime dans le rugby. Mais il a le don, et c’est normal, d’hystériser les débats.
Une agitation médiatique avec laquelle le professeur Jérémie Pariente et son équipe font tout pour garder leurs distances. Ce neurologue et professeur de neurologie à la fac de médecine de Toulouse, fait partie du groupe d’experts réunis il y a une dizaine d’années par la Fédération française de rugby (FFR) pour plancher sur la question de la commotion cérébrale. « Il y avait une volonté politique forte de s’emparer du sujet tant pour les joueurs de haut niveau que pour les licenciés, en particulier les mineurs. L’idée était d’investiguer le sujet, mieux comprendre ce qu’est une commotion, comment la diagnostiquer, la prise en charge initiale et le retour au jeu. »
De ces travaux naîtra le protocole commotion en 2012, qui permet depuis de sortir un joueur du terrain après un choc violent à la tête, sans être forcément KO comme le grand public a parfois trop tendance à le croire : « Le KO, ce n’est que 20% des commotions, avance le neurologue toulousain. Pour 80% des joueurs, il va s’agir d’un trouble aigu de la mémoire ou de l’équilibre. » Autrement dit, 80% des commotions concernent des joueurs qui se remettent debout, prêts à reprendre le jeu. Ce qui complique le travail du corps médical. « La feuille de route, c’était l’identification des signes cliniques de la commotion afin d’éduquer les arbitres, les médecins de clubs, entraineurs, joueurs, etc. On partait pratiquement de zéro. »
Regard critique
Son collègue David Brauge, neurochirurgien à Toulouse, rappelle néanmoins que si la commotion n’est étudiée médicalement que depuis une dizaine d’années, la pathologie n’est pas récente : « Une commotion cérébrale, c’est un traumatisme aigu dont on guérit le plus souvent vite et totalement. » Une blessure « bénigne » qui explique, selon le président de la commission Commotions cérébrales de la Fédération française de rugby (FFR), pourquoi elle a été si longtemps négligée. « Il faut bien avoir à l’esprit que l’on avait très peu de directives sur le sujet jusqu’au début des années 2010. Il était même valorisé de laisser sur le terrain un type qui venait de faire un KO. On a tous en tête Florian Fritz qui demande à ne pas sortir après un énorme KO. On savait identifier les grosses commotions, mais tout ce qui est un peu fugace, on ne le voyait pas. »
Conscient de manquer d’informations sur le sujet, David Brauge crée en 2012 avec Jérémie Pariente et le psychiatre Antoine Yrondi, une consultation multidisciplinaire dédiée aux commotions cérébrales chez les sportifs. Une première en France qui permettra d’affiner la connaissance en la matière. Et de comprendre que le risque majeur de la commotion réside dans l’accumulation des chocs. « Lors d’une commotion classique, les symptômes (maux de tête, vertiges…) disparaissent au bout d’une semaine. Mais si on les accumule sans observer un processus de récupération suffisant, ces symptômes ont tendance à persister des semaines, des mois, voire des années. Il ne s’agit pas de démence, mais de symptômes post-commotionnels qui ne disparaissent pas », poursuit le neurochirurgien.
Ce « syndrome commotionnel long » n’en est pas moins handicapant pour le joueur. Le corps médical essaie donc de limiter les risques. Pour ce faire, une liste de 22 symptômes de commotion a été établie. Bien, mais pas suffisant pour la neuropsychologue au CHU de Toulouse et doctorante au laboratoire ToNIC Adeline Julien, qui travaille avec David Brauge depuis 2018 sur le sujet « On se base uniquement sur le discours du joueur, et les tests ne sont pas toujours très sensibles. Des travaux dans la littérature internationale montrent qu’il resterait des anomalies dans le fonctionnement de son cerveau. Ce qui laisse penser qu’il y a une dynamique de récupération différente entre ce que l’on observe cliniquement et ce qui se passe dans le cerveau. »
Un avis partagé par Jérémie Pariente pour lequel il faut également prendre en compte, dans la réflexion globale, la brièveté d’une carrière professionnelle : « Il est normal qu’un joueur au sommet de sa carrière ait envie de reprendre l’entraînement au plus vite. Et qu’il soit tenté de minimiser les symptômes, voire de les masquer. À l’inverse, il y a des joueurs qui ont un peu la trouille ou envie d’obtenir réparation. Notre but est d’avoir un regard critique sur le retour au jeu. »
D’où la nécessité d’associer des examens objectifs pour prendre cette décision. C’est tout l’enjeu du protocole de recherche rugby.com lancé en 2018. Il visait à auditionner des joueurs et à leur faire passer des IRM tout de suite après la commotion, une semaine après, et 3 mois plus tard. Si les résultats sont en cours d’analyse à l’heure où nous mettons sous presse, le protocole montre que les trajectoires de ce qu’on observe cliniquement, et de ce qui survient dans le cerveau, ne sont probablement pas parallèles. « Il pourrait rester des anomalies dans le fonctionnement du cerveau alors que le joueur est asymptomatique », précise Adeline Julien. Des résultats prévisibles pour Patrice Péran, directeur de recherche Inserm au laboratoire ToNIC (Toulouse NeuroImaging Center) et membre de l’équipe depuis 2018, qui assure faire la part des choses entre sa passion pour le rugby et les questions que soulève la pratique de son sport favori : « Si on ne peut pas établir de causalité formelle entre les commotions et les problèmes cognitifs, il y a un faisceau d’indices de plus en plus cohérents. Les chocs répétés à la tête posent de vraies questions sur la manière dont se joue le rugby. » Commotionné lui-même lorsqu’il était jeune joueur, il estime que certains gestes sont à bannir, comme le déblayage, surtout vu l’évolution du physique des joueurs : « Quand Fabien Galthié parle des joueurs du XV de France, on a l’impression d’entendre un scientifique. Quelque part c’est normal : grâce à la science, qui a beaucoup apporté à la préparation physique, les joueurs sont comme des avions de chasse que l’on prépare pour qu’ils soient prêts à l’instant T. »
Pour qu’ils n’explosent pas en plein vol, l’expert en neuro-imagerie milite pour une évolution des règles : « Le rugby est plutôt progressiste en la matière : on a banni les coups de crampons pour sortir les joueurs, les entrées en mêlée ont été modifiées, on a équipé les arbitres de micros, instauré l’arbitrage-vidéo, etc. On peut changer des choses dans le rugby sans le dénaturer. » Et sans être toujours présenté comme le sport à risques par excellence : « Le rugby est un sport de contact. Il peut y avoir des accidents. Mais ce n’est pas un sport violent. Il y avait un peu de conservatisme, mais la prise de conscience se fait au fur et à mesure. La prise de parole de Carl Hayman a été en cela importante. Ce n’est pas parce qu’on a été rugbyman professionnel qu’on est condamné à mal vieillir. »
Iceberg
Un avis partagé par son collègue David Brauge, que les raccourcis ont le don d’irriter. Dans le viseur du neurochirurgien, l’encéphalopathie chronique traumatique (ECT) que certains confrères du médecin toulousain voudraient corréler un peu vite aux commotions cérébrales subies sur un terrain de rugby. « On sait par exemple que si un joueur reprend le jeu trop vite après une commotion, le risque de blessure peut être multiplié par trois. Exemple : Yoann Huget qui se pète le talon d’Achille une semaine après une commotion cérébrale. Concernant l’ECT en revanche, dont les critères autoptiques n’ont été formalisés qu’en 2016, on ne dispose d’aucun moyen pour la diagnostiquer du vivant de la personne. Quand Hayman ou Delpuech disent souffrir de cette maladie, il ne s’agit pas d’encéphalopathie mais de syndromes commotionnels persistants. Ce n’est pas la même chose. » Reste que le continuum entre les chocs répétés et l’apparition de maladies neurodégénératives ne fait guère de doutes dans l’esprit des chercheurs.
D’où le prochain protocole qui devrait être consacré à la recherche de marqueurs qui permettraient, du vivant du patient, de déterminer le risque de développer une maladie neurodégénérative. « L’apparition de modifications comportementales, de colères, de troubles cognitifs, attentionnels, de difficultés organisationnelles dans la vie de tous les jours pose question, admet Jérémie Pariente. Il y a un vrai intérêt scientifique à avancer sur ce sujet, qui est un iceberg : la partie visible, ce sont les symptômes, la partie immergée, c’est la capacité du cerveau à s’accommoder des commotions. »
Et de souhaiter, comme son confrère David Brauge, que la neurologie entre dans le suivi médical du joueur, tout en se réjouissant de l’évolution des mentalités. « On n’en est pas encore à faire une IRM chaque année, mais on y viendra peut-être. En 10 ans, les choses ont beaucoup évolué. Des gens très haut placés qui nous disaient par le passé : « C’est des conneries, vous empêchez le jeu, vous allez casser l’âme du rugby… » Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Le but, ce n’est pas de faire arrêter le rugby mais que les joueurs soient en sécurité quand ils jouent, quand ils reprennent. Et au terme de leur carrière. »
Tranquille comme un TUC
Au Toulouse Université Club, le plaisir, l’engagement, ou le respect ne sont pas de vains mots. Président du club depuis 2014, Stéphane Brusset se sait le garant de l’héritage de ce club qui a toujours eu pour but de permettre à ses sportifs de pratiquer leur discipline en compétition dans un contexte purement amateur et bénévole. Pas question donc de prendre des risques avec la santé des joueurs. « Gagner c’est bien, mais la fin ne justifie pas les moyens. Respecter le joueur, c’est aussi et avant tout respecter son intégrité physique. Donc ne pas le mettre en danger en le faisant jouer, même si l’équipe en a besoin. » Aussi lorsqu’il réalise, en 2013, alors qu’il a en charge les juniors, qu’il a manqué de discernement sur le cas d’un joueur, l’éducateur comprend qu’il faut changer de logiciel : « J’avais un peu merdé en faisant rentrer un joueur qui avait été un peu KO. » Très vite, le club décide d’adopter une discipline stricte : « Au moindre doute, on fait sortir le joueur. » Et ce, même s’il reconnait qu’une forme de conservatisme subsiste : « On entend encore régulièrement : « c’est trop aseptisé, on ne peut plus rien faire, ce n’est plus du rugby, etc. » Jusqu’au jour où il y a un accident. Là, les gens réalisent. » Pour éviter d’en arriver là, le club a recours à la vidéo pour décomposer les actions et comprendre les raisons des commotions : « Pour mettre en place des actions de formation pour limiter au maximum le risque. Notre rôle, c’est de faire en sorte de ne pas mettre les joueurs en danger. »