Dans son tour d’horizon de la situation des femmes au travail, Boudu s’est tourné vers Nathalie Lapeyre, professeure en sociologie à l’Université de Toulouse et spécialiste en étude de genre et en sociologie du travail.
Nathalie Lapeyre, 10 % d’écart de salaire inexpliqué entre les femmes et les hommes, ne stagne-t-on pas dans la réduction de l’inégalité salariale ? On pourrait même parler de dégradation quand on considère l’empilement des lois (pas loin de 10 depuis les années 1970 !) sur l’égalité professionnelle. Mais comme ces lois ne sont pas contraignantes, elles ne sont pas appliquées.
Il y a pourtant la loi Copé–Zimmermann qui impose un quota d’un minimum de 40 % de femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises ? Oui, on voit d’ailleurs que ça fonctionne quand il y a des sanctions ! Les grosses entreprises du CAC 40 sont de super bonnes élèves quand l’enjeu est économique et financier : elles ont même fait mieux et plus vite que ce qu’on leur demandait ! Le problème est que la dynamique sert surtout les femmes « bien dotées » en terme de diplômes et moins les ouvrières, les employées, ou les professions intermédiaires.
Et les mesures incitatives pour la mise en œuvre de politiques d’égalité dans les entreprises, ça marche ? Oui mais ça se fait surtout dans les grands groupes, qui ont une dimension éthique ou qui se soucient de leur image. C’est par exemple le cas chez Airbus : le groupe propose des rattrapages de salaires, met en place des formations spécifiques pour les femmes pour les faire évoluer.
L’index de l’égalité professionnelle, outil de la loi Pénicaud (2018), a-t-il une influence positive ? Les chercheurs qui travaillent sur ces questions-là sont hyper critiques car des entreprises qui ont une politique plus que douteuse en matière de féminisation ou de soutien aux femmes peuvent néanmoins obtenir de bons indices.
Il y aurait donc une forme de contournement ? Disons que les chefs d’entreprise n’interprètent pas les bilans comme les chercheurs. Il y a des mécanismes très fins qui ne sont pas visibles. Prenons l’exemple des cadres : on arrive certes à des égalités de salaire mais entre des femmes depuis longtemps dans l’entreprise et de jeunes hommes arrivés récemment.
Cela signifie-t-il que les femmes négocient moins leur salaire que les hommes ? En sociologie, où l’on étudie les dynamiques sociétales, on se rend compte que ce n’est pas un problème individuel mais un problème collectif et social. Pourquoi ? Parce que les femmes ont compris que ce n’est pas la peine d’aller demander. Alors, même si on forme les femmes à être proactives, ça ne bénéficiera qu’à une petite partie. Les mécanismes discriminatoires sont structurels et pas individualisés.
Comment agissent ces mécanismes discriminatoires ? Le principal mécanisme, c’est le plafond de verre qui fait que les carrières stagnent. Mais il y a aussi les parois de verre qui renvoient à la ségrégation horizontale. Environ 80 % de l’emploi des femmes est concentré dans 6 catégories socio-professionnelles (sur les 30 proposées par l’Insee) : soin, éducation, métiers de service… Des métiers qui ne sont pas reconnus à leur juste valeur. Les femmes, en concurrence, vont y trouver peu de perspectives professionnelles, donc, de fait, leur carrière va rapidement stagner. En fait, il y a très peu de métiers qui soient vraiment mixtes. D’où la difficulté de comparer et de montrer la discrimination.
Pourquoi sont-elles sous-représentées dans certains secteurs comme l’industrie numérique, pourtant en plein développement dans le bassin toulousain ? Tous les travaux en anthropologie montrent que les technologies les plus pointues, celles qui permettent de multiplier la force de travail, échappent aux femmes, de façon séculaire. C’était notamment le cas en agriculture. C’est hélas aussi le cas dans l’industrie numérique, où j’ai constaté une ségrégation du travail aussi ringarde que dans l’économie traditionnelle avec les femmes sur des taches d’exécution, et les hommes en chefs de projet avec cette culture geek très excluante.
On compte néanmoins de plus en plus de femmes ingénieures, architectes, chirurgiennes, n’est-ce pas ? Oui ! Elles sont 80 % de femmes dans les jeunes générations de médecins par exemple. Ça bouge ! Mais même dans des professions prestigieuses, elles vont systématiquement être en bas de la hiérarchie sociale, économique et symbolique.
Et dans les instances de représentation, sont-elles davantage visibles ? Globalement, on observe une diffusion de l’idée d’égalité. Mais elle s’opère sous la contrainte car il y a une obligation légale envers les administrations. Par exemple, dans les conseils de l’Ordre des architectes, il y a désormais des quotas.
Qu’avez-vous constaté en travaillant sur la puissance des réseaux professionnels féminins ? Il y a des expériences intéressantes qui permettent un vrai empowerment (voir lexique) des femmes. À partir du moment où les femmes en position de direction font du monitoring auprès des jeunes femmes, cela change. Les réseaux de femmes, ça marche plutôt bien ! Même si celles que j’ai suivies, par exemple chez Airbus, ne se disent pas féministes. C’est un gros mot, connoté socialement. On est plus dans la conscientisation des inégalités et la volonté de les corriger.
On voit de plus en plus de femmes se lancer dans l’entreprenariat, le freelancing. Ne sont-elles pas en train d’inventer leurs propres emplois ? Peut-être…à condition que cela permette une réelle autonomie économique ! Car les secteurs qu’elles investissent sur le marché du travail sont souvent déjà très féminisés : la cosmétique, l’habillement, le bien-être… Je ne suis pas sûre qu’elles deviennent data scientists. On a aussi observé qu’elles étaient moins soutenues par les banques.
Est-ce que les femmes peuvent tirer bénéfice du développement du télétravail ? Oui, si celui-ci est choisi, partiel et bien encadré. Mais attention à l’hyper-densification des journées, et aux nouveaux contrôles des employeurs. Comme le disait Simone de Beauvoir, il faut se méfier des situations de crise, qui, à chaque fois, remettent en cause les droits des femmes. Le repli sur le foyer n’est jamais bon. Ainsi, pendant le premier confinement, les appels d’urgence pour violences conjugales ont augmenté de 60 %. Les agressions se produisent principalement au domicile et pour rappel touchent tous les milieux sociaux.
Mais il y a de l’espoir avec les jeunes générations qui arrivent sur le marché du travail, notamment sur le partage de la charge domestique et parentale ? C’est vrai ! On a toujours l’impression qu’il y a du neuf chez les jeunes. Mais statistiquement, on a encore du mal à le montrer. L’Insee fait régulièrement des enquêtes d’emploi du temps. C’est vrai que l’on constate que les hommes s’investissent chaque année un peu plus dans la charge domestique. Mais à ce rythme, on a calculé qu’il leur faudrait 180 ans pour en faire autant que les femmes !