Frédéric Arrou, Pourquoi publier ce récit personnel ? Pour laisser ma modeste part de témoignage, même si elle est anecdotique à côté du destin des 31 familles endeuillées et des milliers de blessés.
Qui était Frédéric Arrou avant qu’AZF n’explose ? Un insurgé du canapé. Un raisonneur. Tout sauf un activiste. Au fond, j’étais prêt à agir mais je n’avais pas trouvé la cause. Je rouméguais après tout et n’importe quoi, mais dans le vide. J’allais pourtant à toutes les manifs. S’il fallait occuper la DDAS je le faisais. Je travaillais dans le social, je formais les travailleurs sociaux. Un boulot merveilleux avec des collègues agréables. Une situation de patachon. Sans le 21 septembre, j’y serais peut-être encore.
Et le 21 septembre à 10H17 ? Je suis devenu membre actif face à cette explosion. L’incidence sur ma vie a été immédiate. Je suis passé du constat à la colère et de la colère à l’action. Quand j’ai appris que Total était derrière, et réalisé que c’était non seulement une explosion, mais une catastrophe, j’ai trouvé ma cible.
Quelle différence entre explosion et catastrophe ? L’ampleur. Je suis sorti de la ville une semaine après. Jusqu’alors je n’avais vu qu’autour de chez moi, ma maison, mon jardin. C’est comme ça que j’ai compris. Empalot à bâbord, depuis la rocade. Et le site à tribord.
Faut-il avoir vu pour comprendre ? On a beaucoup critiqué les Toulousains qui venaient voir le site, comme au spectacle. Pourtant c’était nécessaire. J’ai vu Oradour-sur-Glane. J’ai vu Hiroshima, et j’ai la conviction qu’on a besoin de voir pour comprendre. On parle sans cesse de devoir de mémoire… il faut accepter qu’il se conscientise par la confrontation visuelle avec la réalité.
En réagissant à la situation d’urgence du 21 septembre, imaginiez-vous que vous amorciez près de deux décennies d’engagement ? Le 23 septembre, quand j’ai invité les habitants de Papus à une réunion publique, j’ai été surpris que la mayonnaise prenne si vite. À l’évidence, c’était parti. Je n’aurais jamais imaginé que ça me porterait si loin et si longtemps, et que ça allait bouleverser ma vie. Je ne pensais pas non plus que ce combat m’enrichirait autant humainement, socialement et intellectuellement. Et surtout, je ne pensais pas que cela ferait voler en éclats une partie de mes certitudes.
Lesquelles ? Des a priori. Sur les hauts fonctionnaires par exemple : les premiers temps, j’assumais ma mission de formateur et mon rôle de porte-parole des sinistrés. Puis en 2002 j’ai dit à Sylvain Mathieu, sous-préfet à la ville, que je n’y arrivais plus. Il a pris contact avec mon employeur et lui a annoncé que l’État prenait en charge mon salaire pour que je puisse accompagner les sinistrés à temps plein. Ma représentation d’un sous-préfet ou d’un préfet n’était pas top. Je mettais tous les hauts fonctionnaires dans le même panier. Des a priori coulés dans le bronze. Des conneries, quoi. Aussi bien chez le préfet Fournier que chez Sylvain Matthieu, j’ai vu des hommes qui faisaient tout pour améliorer le sort des gens.
Et du coté des militants ? Là aussi, j’ai revu mes certitudes. Je ne pensais pas qu’un collectif puisse être à ce point productif. Au collectif Plus Jamais ça, où j’ai trouvé ma place en tant que représentant des sinistrés, il y avait des activistes historiques de l’extrême gauche toulousaine, des associatifs, des Verts… Un truc incroyable, insupportable… indispensable ! Et à ma grande surprise, ce grand collectif était productif. J’en garde une admiration sans bornes pour ces militants qui luttent et y laissent la vie. Qui reviennent à la corne alors qu’ils savent qu’ils ne gagnent qu’un combat sur 20. Des gens comme Jean-François Grelier, hélas disparu aujourd’hui, qui venait de créer le collectif des sans fenêtres quand je l’ai rencontré. Un mec d’une intégrité absolue qui a donné sa vie à son militantisme, et qui l’a incarné.
N’aviez-vous pas milité vous aussi avant AZF ? À 15 ans j’ai adhéré aux jeunesses communistes. Je militais pour signifier au milieu bourgeois bordelais dont j’étais issu qu’on n’était plus du même monde. Le Parti faisait 23 %. C’était plutôt facile comme lutte. Easy caramel ! Alors que les gars du collectif Plus Jamais Ça ont tout donné. Ils ont campé Place du Capitole en novembre, les mecs ! Des purs et durs.
Vous n’êtes donc pas toulousain de naissance… Non. À 18 ans j’ai senti le besoin de quitter ma ville natale et ma famille qui n’en avait que le nom. Je voulais voir ailleurs et vivre près d’un port. Je suis parti pour Marseille, mais sur le chemin je me suis arrêté à Toulouse. Je suis tombé amoureux de cette ville. D’ailleurs je l’aimais déjà depuis mes premiers disques de Nougaro.
Votre statut de porte-parole des sinistrés vous a exposé aux médias, aux débats, aux critiques. En avez-vous souffert, ou profité ? J’ai eu la chance d’avoir la parole et qu’on me tende des micros. La plus grande souffrance que j’ai rencontrée autour de moi avec AZF, c’est celle éprouvée par ceux qui n’avaient plus les mots et ne s’accordaient même plus, par désespoir, le droit de penser qu’ils avaient des droits.
Si la catastrophe d’AZF se produisait aujourd’hui, les réseaux sociaux changeraient certainement la donne en matière d’exposition, de débat, d’entraide. Si c’était à refaire, hésiteriez-vous à vous engager comme en 2001? Je constate que rien de constructif ne sort des réseaux sociaux. On y existe par cadrage, mais pas par débordement. Ça ne mène nulle part. Les mouvements nés sur les réseaux sociaux ont du mal à construire. Les Gilets Jaunes se sont faits démolir et ont démoli à leur tour. Pour construire il faut se parler, il faut se rencontrer.
Pourrait-on imaginer aujourd’hui un collectif et des actions comme celles qui ont vu le jour après AZF ? J’aimerais le croire, mais j’en doute. Désormais on creuse les fossés avant de construire quoi que ce soit. Partout ce ne sont que des chapelles qui s’entrechoquent. Ce qui a été construit après AZF l’a été d’abord parce qu’on était à la rue, ensuite parce qu’on était dans la rue. Et ensemble. Je ne crois qu’aux vertus du macadam.
Quel est votre meilleur souvenir de macadam ? Ce moment devant la caserne Jean Vion, lors de la deuxième manifestation après la catastrophe. Pour comprendre, il faut se souvenir de ce qu’on fait les pompiers. Dès l’explosion, ils sont partis comme des fous. Le Préfet disait « Méfions-nous du nuage ! », mais eux, ils y sont entrés sans hésiter. Donc, le jour de la manifestation, on descend l’avenue de Muret, et en arrivant au Fer-à-Cheval on passe devant une fleuriste. Je vois un vase avec 50 roses. Je dis à la fleuriste : « On prend tout ! » Une fois devant la caserne on a appelé des gamins et on leur a confié à chacun une fleur à donner aux pompiers. Ce moment spontané a été d’une intensité remarquable. Tous ceux qui l’ont vécu s’en souviennent. Juste un merci et un bravo.
Les souvenirs d’AZF finiront par s’effacer. Que restera-t-il de cette catastrophe dans quelques années ? Le souvenir est amené à s’éteindre. Quand les acteurs seront partis, il ne restera que la mémoire collective élaborée. C’est certainement maintenant que ça commence, la mémoire avec un M majuscule. Un temps, j’avais projeté de faire une explosition. J’avais dans mon jardin un objet façonné par l’explosion. Une barre de fer de 9 kg récupérée le 23 octobre 2001 quand je suis allé visiter l’usine avec Jacques Mignard, de Mémoire et solidarité. En sortant j’ai vu ce ruban d’acier, objet magnifique. J’ai demandé à le prendre. Pour moi, c’est une œuvre d’art. Un signe des belles choses qui sont arrivées après AZF, et qui resteront.
Frédéric Arrou AZF, fragments du fracas Éditions Pas d’Oiseau; rencontre avec l’auteur le 2 octobre à 11H à la Librairie Ombres Blanches