En ce chaud samedi de juin, forains et commerçants ambulants ont beau donner de la voix tout autour de la halle principale pour appâter le chaland, le village peine à sortir de sa torpeur. Et même si le début du week-end reste un moment plus animé que le reste de la semaine, on est loin de l’agitation et de l’effervescence qui régnait lors des foires d’antan comme le rappelle Georges Gaubert, qui a consacré sa vie, ou presque, à décrire comment vivaient les habitants de son village natal. « C’est sûr qu’elles n’avaient pas la même ampleur dans les années 1960. Il y avait un petit parfum de fête à chaque fois, avec les bêtes qui faisaient beaucoup de bruit, des animations, des jeux. » Cette époque décrite par l’auteur de La vie de mon village Lézat de 1908 à 1970, c’était celle où l’on vivait davantage à la campagne qu’à la ville et où l’agriculture était dominante. Ce qui n’était évidemment pas sans conséquences sur l’organisation sociale du village. Et donc des fêtes : « Jusqu’au milieu du XXe siècle, elles étaient soit liées au religieux, c’est-à-dire associées au patron de la paroisse, soit au travail comme les moissons, les vendanges…, explique Dominique Blanc, anthropologue au centre d’anthropologie de l’école des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Toulouse. Cela signifie que ces fêtes pouvaient tomber à n’importe quel moment de l’année, y compris en hiver. » Au risque de nous décevoir, l’anthropologue qui a beaucoup travaillé la question de la sociabilité villageoise confirme que leur passage à l’été n’est donc qu’une conséquence de l’exode rural: « Elles ont été déplacées à partir des années 1960 pour que les jeunes, qui quittaient les campagnes pour aller chercher du travail à la ville, puissent y participer. Ainsi les gens pouvaient organiser leurs vacances en fonction. » Paradoxalement, c’est cette évolution sociétale qui a rendu ce rendez-vous encore plus incontournable : « C’était devenu le moment privilégié, pour ne pas dire unique, pour entretenir le vivre ensemble : c’était, et c’est toujours, un moment de relance de sociabilité familiale et villageoise. La fête crée un rattachement à un territoire, en rappelant, dans les deux sens du terme, les gens du lieu. » Les exemples de Lézatois exilés fidèles au rendez-vous de la fête locale sont légion. Nicole Pagès se souvient, comme si c’était hier, de son arrivée dans les Vosges, en février 57, à l’âge de 11 ans, pour suivre son père qui travaillait alors dans l’adduction d’eau : « Il faisait un froid de canard, et j’avais le sentiment de tout abandonner. Car à l’époque, il n’y avait ni téléphone, ni internet pour garder le contact. » Pour ne pas couper complètement le cordon, il reste les grandes vacances et la fête annuelle, à cheval entre le dernier week-end du mois d’août et le premier de septembre: « C’était très important parce que toute la famille se réunissait à cette occasion. J’y revoyais notamment mes cousins que je ne voyais jamais en dehors de ce contexte. » Pour l’ancienne institutrice du village et bon nombre d’habitants, les fêtes sont avant tout l’occasion de battre le rappel de la famille éparpillée aux quatre coins de la France… et « d’inviter les parents qui avaient quitté la campagne pour une autre vie », complète Georges Gaubert. L’évènement constituait aussi l’opportunité d’embellir le quotidien : « Même si on n’était pas des gens riches, on préparait, comme dans toutes les maisons du village, les petits choux et la crème anglaise, dans de jolis verres bleu et rose, raconte Nicole Pagès. Je me souviens que ma grand-mère les posaient sur le marbre de la table de la chambre pour conserver de la fraicheur. »
© Rémi Benoit
Fête, flamme, flirt Et puis la fête, c’est aussi le moyen de garder un pied dans la communauté, malgré l’éloignement : « Comme beaucoup d’enfants qui adoptent vite l’accent de la région où ils résident, j’avais pris, habitant dans l’Est, celui de là-bas. Aussi lorsque je rentrais, certaines filles avec lesquelles j’étais à l’école plus jeune me regardaient un peu de travers. Ces moments de fête permettaient de nous rapprocher… » Les célébrations annuelles, avec ses trois jours de bal, permettaient également un rapprochement d’un autre genre. Nicole Pagès a par exemple vu son prétendant se dévoiler à cette occasion : « Il m’avait, parait-il, repéré du haut de son grenier quelque temps avant. Mais c’est à la fête qu’il m’a invité à danser et que le flirt a démarré. Et je ne suis pas la seule dans ce cas-là. C’était souvent le moment pour les jeunes garçons de déclarer leur flamme. » C’est également à la fête du village de Castagnac, un bled situé à une dizaine de kilomètres de Lézat, que Georges Gaubert a rencontré celle avec laquelle il partage toujours sa vie : « C’était un lieu d’émancipation en comparaison avec les bals traditionnels où il fallait demander l’autorisation aux parents pour inviter les filles à danser. À la fête locale, les parents avaient du mal à suivre car il y avait trop de monde. »
La terrasse de l’hôtel de ville qui domine l’ancienne cour de récréation de l’école primaire © Rémi Benoit
Pour Jean-Paul Blandinières, dirigeant historique du Coquelicot lézatois (club de basket local, ndlr), qui se souvient qu’il mettait des sous dans sa tire-lire pour aller aux manèges, c’est même le charme de cette fête que de permettre à chacun de s’exprimer : « À la fête, on laisse les enfants faire leur vie. C’est aussi l’occasion pour nous de se lâcher comme quand on va faire des auto-tampons après le cassoulet. » Un retour en enfance jubilatoire et assumé pour celui qui profitait aussi de ce moment suspendu dans le temps, lorsqu’il entraînait encore, pour briser la glace avec les jeunes basketteurs qui « m’ont avoué que je leur faisais peur quand je les entraînais. La fête, c’est une manière de se découvrir différemment. Un peu comme un carnaval. Ça m’a aussi permis de bringuer avec mes enfants. Et donc de les découvrir sous un autre jour. » Anne Balança a beau être devenue une institutrice respectable, elle concède volontiers que la fête rime toujours pour elle avec insouciance : « À la fête à Lézat, je me lâche, c’est un moment où je ne pense à rien, comme quand j’avais 15 ans. C’est un vrai retour à l’adolescence. » Niveau drague, en revanche, on a changé d’ère. À celle des réseaux sociaux et des sites de rencontres, la fête a perdu sa fonction première. Clémence Legost, la jeune présidente du Comité des fêtes, ne peut retenir un rire lorsqu’on lui demande si le moment est toujours propice au flirt : « Clairement, on n’est pas là pour ça. Surtout quand tu travailles à l’organisation : entre tout, on n’a parfois même pas le temps de prendre une douche. Alors embrasser un garçon… Il y a toujours deux ou trois mecs un peu chaud, mais généralement, ils comprennent vite que ce n’est pas le délire. »
Frissons, apéro et burlesque Les plus jeunes sont évidemment bien loin de ces considérations. Cela ne les empêche pas d’attendre la fête et son cortège de manèges avec impatience. Pour Gilbert Barbero, dit Bibe, Lézatois pur jus, la raison en est toute simple : « Des distractions, quand on était petit, il y en avait peu. Alors dès l’âge de 8-10 ans, on l’attendait comme le messie. » Son frère Marc, plus connu dans le village sous le diminutif de Marco, a lui aussi les yeux qui pétillent à la simple évocation de Sa fête : « Chaque année, on comptait les jours qui nous séparaient d’elle. Et quand le jour J arrivait, que tu commençais à gravir les jardins de la mairie, que tu voyais que tout le monde était là, que les manèges étaient installés, un frisson te traversait le corps. » L’emploi de l’imparfait est d’ailleurs superflu. Car louper cette poussée d’adrénaline demeure toujours inimaginable pour l’ancien gérant du dernier café de Lézat qui mesure, depuis sa fermeture, il y a 6 ans, avec encore plus d’acuité le manque de lien social (voir interview p.58). Et donc l’importance de la fête pour laquelle il est prêt à tout… y compris à perdre son boulot ! « Une année, mon patron voulait absolument me faire travailler cette semaine-là. J’ai eu beau lui dire que ce n’était pas possible, il n’a pas voulu céder. Moi, non plus. Donc il m’a viré. Mais j’étais présent à la fête. » Si l’attachement de Marco à son village peut paraître excessif, il est loin d’être un cas isolé. Cathy Legost, longtemps présidente du Comité des fêtes, considère, elle aussi, ce rendez-vous où « tu croises des gens que tu ne voies pas de l’année » immanquable. Comme beaucoup de sa génération, elle se réjouit d’ailleurs d’avoir transmis le virus à sa fille Clémence, 25 ans, pour qui la fête n’est ni plus ni moins que le « week-end de l’année ». « En même temps, elle la fait depuis 25 ans, se marre sa mère. L’apéritif du dimanche, elle le vivait déjà quand elle était dans le landau. » Rien d’étonnant, dès lors, de la retrouver à son tour… présidente du Comité des fêtes. Un sacerdoce plus qu’une promotion qu’elle n’a pourtant pas hésité à endosser. Parce que « contribuer à ce que les gens sortent de chez eux et que la fête soit belle, c’est ma fierté ». Faire vivre le village, c’est bien tout l’enjeu de la fête annuelle. Adjointe au maire de 1995 à 2008, Nicole Pagès, sans être une « fan de la baloche », a toujours approuvé et soutenu les projets festifs du maire d’alors, Gilbert Sieurac, « parce que la finalité était de rassembler Lézat. On n’a pas toujours bien fait mais notre priorité était la cohésion des habitants. Je suis d’ailleurs persuadée que s’il a voulu être maire, c’était surtout pour que le village vive. » Pour ce faire, il a toujours pu s’appuyer sur la jeunesse dont le rôle est crucial dans le succès de la fête, comme le rappelle l’anthropologue Dominique Blanc (voir encadré). Reste que les temps ont changé, et que le constat de Bibe sur l’absence de distractions ne résiste guère à la vague du numérique. Le besoin de se retrouver semble pourtant supplanter tout le reste. Pour Philippe Dejean, qui a créé il y a quelques années avec quelques camarades, le Vino Social Club, « les gens ont toujours besoin de se retrouver, de se rencontrer ». Quiconque manque à l’appel pour la fête a intérêt à avoir une raison valable. Car de Marmol à Balard, de Fissou à Vermicelle, de Popol à Tintin ou de Sumo à Meille, les figures légendaires de la fête ont toujours fait du manège carré (ndlr, la buvette), un lieu mythique, à mi-chemin entre le théâtre burlesque et l’asile de fous. Alors forcément, même pour ceux qui ont choisi de faire leur vie ailleurs, venir à la fête, c’est un peu comme accomplir un pèlerinage. « Tout le monde répond présent parce que c’est la fête chez toi, dans ton pays et que c’est le seul moment de l’année, après Noël, où tu retrouves tout le monde », explique Daniel Troy, cofondateur du Vino Social Club.
Cocon, Paquito, René Coll Ce sentiment d’appartenance, malgré la distance, se retrouve dans toutes les bouches. Exilée à Caraman depuis 20 ans, Anne Balança n’a elle aussi jamais manqué à l’appel. « À part bien sûr les deux années de Covid. » Une parenthèse que cette institutrice de 45 ans avoue avoir mal vécue : « Parce qu’il y a des personnes que je ne vois qu’à cette occasion. La fête à Lézat, c’est les retrouvailles avec mes amies d’enfance qui sont comme ma deuxième famille. » Le mythe du retour des expatriés est au cœur de la symbolique de ces fêtes selon Dominique Blanc pour qui la participation à la fête constitue avant tout un réflexe identitaire : « être à cette fête, ça veut dire : « Je suis de là. Donc de quelque part ». Quand on vit en ville, il est rare qu’on ait des rapports communautaires aussi poussés avec les gens de son quartier. Les gens viennent à la fête pour se voir et se parler parce qu’ils n’ont pas d’autre moment pour se voir tous. Et la symbolique du repas n’est pas neutre. Partager quelque chose ensemble, ce n’est pas anodin. » Georges Gaubert, qui tire une certaine fierté de n’avoir jamais quitté le village, se souvient, sourire aux lèvres, la mine déconfite, au moment du départ de ses copains partis chercher fortune ailleurs : « Je peux vous assurer qu’ils avaient la boule au ventre en repartant ! » Daniel Troy, qui estime que revenir au village pour la fête, est « une manière de renouer avec la terre de son enfance » abonde : « On a envie de retrouver ce cocon où l’on n’a rien à craindre. Cela tranche avec la vie parfois un peu frénétique que l’on mène le reste du temps. Et puis les gens ont aussi besoin de se retrouver pour se remémorer. Ça rassure par exemple les jeunes de revoir les anciens. » Anne Balança ne dit pas autre chose : « Même si Lézat compte de nouveaux habitants, j’ai l’impression d’y voir les mêmes personnes, un peu comme si le temps s’était arrêté. Et puis voir les gens vieillir, c’est chouette. » Philippe Dejean, co-fondateur du Vino, qui a le sens de la formule, appuie : « Venir à la fête, c’est revenir en arrière dans nos vies. » Bibe embraye : « On y vient pour vivre des choses mais aussi pour se souvenir des moments passés. » Comme les mémorables ventriglisse (activité qui consistait à traverser le café des Sports ou du Barri à plat ventre sur le sol) ou les inoubliables Paquito au milieu de la route nationale qui contraignaient les camions à s’arrêter, le temps de la chanson : « C’est sûr que l’on ne pourrait plus le faire aujourd’hui, reconnaît Jean-Paul Blandinières. C’est vrai qu’on se lâchait bien… » Impossible d’occulter, par ailleurs, la dimension intergénérationnelle dans ces fêtes de village. De la retraite aux flambeaux au bal musette du lundi soir en passant par la cérémonie d’hommage aux morts et l’apéritif concert du dimanche midi qui suit la messe, les vieux ont toute leur place dans la fête. Encore aujourd’hui, on peut assister au spectacle émouvant des aînés venus à la fête avec leur siège pliant pour contempler, un peu comme au spectacle, les prouesses d’une jeunesse insouciante. « C’est d’ailleurs encourageant de voir que ce sont les jeunes qui sont moteurs pour relancer le repas des anciens le vendredi soir », note Cathy Legost. « Le lien intergénérationnel, ça a toujours marché à Lézat. Quand on fait des apéros, il y a des mecs de 60 ans et des jeunes de 18 ans », insiste Bibe. « Et puis, la fête, c’est aussi l’hospitalité, ajoute Lydia Blandinières. Chez nous, la maison a toujours été ouverte pour les jeunes qui avaient besoin de dormir. » Ce lien intergénérationnel est du reste savamment entretenu au travers d’un rite initiatique lors du cassoulet du lundi, véritable temps fort de la fête, où chaque année, deux ou trois jeunes de 15-16 ans, novices en matière de bringue, sont invités à servir avec le reste de l’équipe. Une façon de faire communauté fondamentale à la survie de l’esprit de ces villages selon l’anthropologue Dominique Blanc pour qui le concept de ruralité ne tient parfois qu’à un fil : « Dans les villages où il n’y a plus ni commerce, ni bar (comme à Lézat, ndlr), bien souvent, la fête annuelle est la dernière digue. L’idée est que tout le monde soit là, mais aussi de faire venir les gens du village d’à côté. Y compris pour s’opposer à eux ! » Lézat n’est en effet pas le seul village à être en fête l’été. À partir de la mi-juin, chaque patelin des alentours organise ses festivités. À chaque village son week-end de gloire, histoire de ne pas se faire d’ombre. Une organisation bien huilée dont Philippe Dejean décrypte les enjeux : « Entre les villages, ça a toujours été à celui qui fera le mieux. Quand il y avait Lagachette aux manettes, les fêtes à Lézat, c’était splendide, il se débrouillait toujours pour faire venir des super concerts, comme Tony Bram’s ou René Coll. Cette tradition n’a pas changé : c’est ici que l’on accueille les plus beaux orchestres », fanfaronne-t-il. De son côté, Bibe avoue, encore aujourd’hui, continuer à monter sur la terrasse de l’hôtel de ville pour jauger l’affluence par rapport aux autres années.
Rika Zaraï, dévouement et pandémie Georges Gaubert, qui se souvient pour sa part que la fête était aussi l’occasion, dans le temps, de nettoyer le village se rappelle aussi des « vedettes » qu’il attirait dans ses filets avec son copain communiste Clément Maurette : « À l’époque, c’était la mode. Je me souviens que l’on avait fait venir Rika Zaraï, et surtout Jacqueline Dulac qui avait signé le contrat avant qu’elle ne gagne le prix de la Rose d’Or d’Antibes. Du coup, au moment de la fête, elle avait pris une sacrée ampleur. Je me souviens qu’elle est arrivée avec 2 heures de retard, et que les gens des fermes étaient repartis chez eux. Du coup, ils voulaient qu’on les rembourse ! » Donner de son temps pour faire en sorte que la fête soit belle n’est pas toujours une partie de plaisir d’après Bibe qui prévient : « Il vaut mieux s’attendre à recevoir des gifles plutôt que des remerciements. » Cathy Legost approuve : « Si tu ne l’as pas en toi, tu ne le fais pas. C’est comme pour toutes les associations du village. » Forcément, avec le temps, faire reposer l’avenir de la fête sur ce type de dévouement peut s’avérer périlleux. Au point que l’épisode Covid ait donné des sueurs froides aux organisateurs de la fête. Mais la fête de la Saint-Antoine début juin, « où il y a eu plus de monde qu’avant Covid », assure Clémence, a montré, une fois encore, qu’il faudra sans doute plus d’une pandémie pour avoir raison du vivre ensemble à la Lézatoise. Confirmation attendue du 2 au 5 septembre prochain.
La force du souvenir
Si pour l’anthropologue Dominique Blanc, le succès des fêtes de village repose avant tout sur les jeunes, il n’en minimise pas pour autant l’attachement des plus âgés au lieu. Pour une raison simple : « C’est là qu’ils ont vécu leurs rites de passage à l’âge adulte. C’est-à-dire que la fête annuelle était l’aboutissement de toute une sociabilité éprouvée pendant l’année dans le village. » Pour l’anthropologue, le fait de « faire sa jeunesse au village », crée un lien à jamais. « Parce qu’il y a beaucoup de choses décisives sur le plan personnel qui se sont joués là. Pourquoi on est du village ? Parce que mon apprentissage, ce que j’ai appris de la vie, je l’ai fait ici. C’est inconscient mais déterminant. Et en revenant au village pour la fête, j’ai l’impression de me raccrocher à ma formation, à ces étapes importantes de ma construction. »