Dans quelques semaines, l’Espace numérique de santé que vous portez depuis 2018 pour le gouvernement sera ouvert à tous les Français. Dossier médical partagé, messagerie sécurisée, agenda, applications numériques validées par l’État, etc. Certains ne donnaient pourtant pas cher de ce dispositif que vous souhaitiez « humaniste, citoyen, pensé avec les gens et souverain… » Dominique Pon : Le défaut français c’est d’intellectualiser à outrance et de considérer que rien n’est possible. On est un pays sceptique et pessimiste. Évidemment, les pessimistes ont toujours raison parce qu’à la fin, la vie, ça finit mal. Mais ce sont les optimistes qui font l’Histoire.
Pourquoi qualifiez-vous ce projet d’optimiste ? Parce qu’il privilégie le réel à l’abstraction. Selon moi, les malaises de la société d’aujourd’hui sont dus au fait qu’on se laisse diriger par des abstractions dont nous sommes nous-mêmes les créateurs. Abstractions financières internationales auxquelles plus personne ne comprend rien et qui creusent les inégalités. Abstractions technologiques avec l’intelligence artificielle qui décidera de tout à notre place. Abstractions managériales qui pourrissent la vie des gens dans les entreprises. Abstractions technocratiques que je découvre depuis que je travaille avec le gouvernement… Dès qu’on s’en libère, on retrouve naturellement un chemin beau, à échelle humaine et porteur d’espoir.
La réussite de ce projet est-elle un aboutissement personnel ? Non. Vous savez, moi, à la base, mon objectif c’était de devenir footballeur. Enfant, je ne pensais qu’à ça. J’ai joué 10 ans au Montauban Football Club. Et puis je me suis pété le genou.
D’où vous vient cet amour du foot ? De mon enfance. J’aimais autant le ballon que la relation sociale. À Issanchou, le quartier de Montauban où j’ai grandi, le foot était un moyen d’exister. Il fallait faire sa place en tant qu’individu, sinon on n’était pas respecté. Mais si on ne jouait pas pour le collectif, on n’était pas respecté non plus.
Vous étiez du genre à vous faire respecter ? Je n’étais pas costaud et j’étais souvent plus jeune que les autres. Je me débrouillais bien techniquement et dans l’intelligence de jeu, mais je n’étais pas dominateur physiquement. Je faisais partie de ces joueurs protégés par des coéquipiers plus costauds qu’eux. Dans mon cas, c’était souvent des Maghrébins. J’en ai d’ailleurs gardé une forte sympathie pour les arabes. Je me sens hyper à l’aise avec eux.
Que reste-t-il en vous de ce jeune footballeur ? Énormément de choses. J’ai l’impression d’avoir été marqué par le foot davantage que par l’école. Il m’a formé pour la vie professionnelle et convaincu qu’il fallait assumer sa part du travail et toujours agir pour les autres. Et par-dessus tout, il m’a appris que la vie n’est pas une question de mérite, mais de circonstances.
Le sport n’est-il pas au contraire le lieu de la prime au mérite ? Dans mon quartier et mon club, il y avait plein de gamins charismatiques, plus doués que moi, plus leaders que moi. Mais la vie ne leur a pas donné l’occasion de l’exprimer. Certains de mes amis de l’époque ont galéré dans leur carrière pro et dans leur vie perso, alors qu’au départ ils étaient probablement plus doués que moi. C’est pour cela que je déteste le discours de ceux qui disent devoir leur poste, leur carrière, leur réussite, au mérite et au travail. Ça me fout la nausée.
© Rémi benoit
À quoi devez-vous votre réussite ? À la chance d’être né dans une famille apaisée avec des parents qui m’aiment, et au hasard qui a mis sur ma route les bonnes personnes au bon moment. J’ai été aimé, je me suis éclaté dans ma vie, et j’ai capitalisé sur cette forme de confiance. L’école publique m’a fait grandir, m’a aidé à m’émanciper. Aujourd’hui je considère que le minimum c’est de restituer ce que j’ai reçu, comme on rembourse une dette sociale.
Qui étaient vos parents ? Ma famille est béarnaise. Mon père était fonctionnaire des impôts. Ma mère nounou. J’ai été élevé avec mes deux frères et beaucoup de copains. Mes parents avaient une culture très humaniste, très service public, très à gauche. Ils étaient engagés à l’Action Catholique Ouvrière, et croyants. J’ai été élevé dans ce climat-là. Mes parents me disaient en substance : « On ne te veut pas spécialement dans l’élite. On t’espère juste profondément humain ». L’idée de me voir devenir un type suffisant et élitiste les inquiétait davantage que de me voir tourner mal ! Ce n’était pas forcément formulé comme ça, mais la pression éducative inconsciente c’était : « Sois quelqu’un de bien. Donne aux autres ». Aujourd’hui encore c’est mon fardeau… et mon cadeau.
Avez-vous hérité la foi de vos parents ? J’aime la mythologie christique mais je suis athée. Même pas agnostique. Athée. Je ressens ce vide, ce néant, et depuis longtemps.
Quand avez-vous ressenti ce « vide » pour la première fois ? J’avais 10 ans. C’était en voiture sur la route d’Auch. On revenait de chez mes grands-parents à Pau. C’était le soleil couchant. Une belle lumière d’ouest. Tout était zen. Je ne sais pas pourquoi, je me suis dit : « C’est le moment d’affronter ce qui te fait peur ». Je me suis alors mis à lister mentalement ce qui me faisait peur. La mort de mes parents. La mort de mon frère. Et pire encore, ce qu’il y avait « derrière ». J’ai eu une bouffée d’angoisse. Je me suis dit : « Tu viens de découvrir la vérité : derrière, il n’y a rien ». Et mes parents qui, eux, croient qu’il y a quelque chose, me sont brusquement apparus comme des gens différents de moi. Depuis, j’essaie d’aimer et de rester libre. J’essaie d’agir et de me montrer humain. J’essaie de défendre des modèles humanistes même si c’est démodé. C’est ma façon de rester vivant et de lutter contre cette espèce d’hyper-conscience du néant.
Est-ce cette lutte qui vous a poussé vers les métiers de la santé ? C’est elle en tout cas qui m’a convaincu que je ne réussirais ma vie qu’en aimant les autres. Mais je voulais le faire sans être entravé. J’ai horreur de ça. Avant de me lancer dans mes études, je me disais que médecin, c’était pas possible, pas fait pour moi, pas de mon milieu. Quant au commerce, c’était forcément un truc malhonnête. C’est idiot, je sais bien, mais c’est ce que je me disais à l’époque. Alors j’ai fait Maths Sup Maths Spé à Fermat, j’ai intégré Sup Télécom à Paris. Et aujourd’hui je me régale. Je profite de la liberté du monde de l’entreprise et du sens que donne une entreprise éthique. J’aurais été tout aussi heureux dans le social pur ou peut-être même dans une fonction publique. L’essentiel c’est le sens qu’on donne à ce qu’on fait. D’ailleurs, j’ai commencé ma carrière loin de ces problématiques de santé.
Quel fut votre premier job ? J’ai commencé dans la lutte antiterroriste et les systèmes de détection automatique de bombe chez Schlumberger. Et puis un jour, on m’a proposé de déménager à Palo Alto, en Californie, pour y monter des filiales. Avec ma femme, on venait d’avoir notre fille. On voulait qu’elle ait l’accent d’ici. On a décidé de rester à Toulouse pour être en phase avec nos valeurs. J’ai cherché du boulot. On m’a engagé chez Vinci pour développer une offre numérique. Puis le hasard m’a amené à racheter une société dans le secteur du numérique en santé, et là, j’ai senti que c’était le secteur qui me convenait. Avoir l’entreprise, le collectif en plus, dans un secteur à fort impact humain, ça cochait toutes les cases ! Je me suis dit : « Cool ! Je divise mon salaire par deux et je repars à zéro ». C’est comme ça que j’ai été embauché comme responsable informatique à la clinique Pasteur.
Comment passe-t-on en quelques années du service informatique à la direction générale d’une clinique ? On commence par tomber au bon endroit au bon moment, dans une super clinique avec des valeurs. Une clinique qui ne distribue pas de dividendes, qui est entrepreneuriale et éthique à la fois. Alors on adore travailler avec ses collègues, puis on élabore plein de projets avec eux. On leur dit qu’on va changer le monde, et on essaye de le faire… Ma première mission a été d’informatiser le dossier médical de la clinique. Au lieu d’acheter un produit tout fait, j’ai proposé de développer notre propre outil numérique. Et comme cela a été médiatisé, d’autres cliniques nous ont demandé de leur installer le même logiciel. Pour répondre à cette demande, on a créé la première startup de la Clinique Pasteur. Aujourd’hui, c’est un des logiciels les plus utilisés en France dans les cliniques.
Qu’avait donc cet outil fait maison de si séduisant pour les autres cliniques ? Il avait été conçu avec des gens de terrain et l’ergonomie du réel. Il regorgeait d’astuces pensées par le terrain plutôt que dans les bureaux. Je m’en suis occupé pendant 3 ans avant que le Conseil d’administration ne me propose de suivre un parcours interne pour devenir le directeur de la clinique. Comme je ne pouvais pas tout faire, j’ai proposé de céder la filiale à un industriel. Siemens l’a achetée, et a délocalisé son équipe de développement pendant 10 ans à côté de Pasteur. Une trentaine de personnes au total. Ils testaient ici leurs innovations. De là est née l’idée d’un incubateur de startups du numérique en santé qui soit sur place, et pas dans je ne sais quel tiers-lieu à la mode : le Health Innovation Lab.
À quoi sert-il ? Il permet d’industrialiser la création de startups émanant du terrain. Des innovateurs nous soumettent des projets. Quand on sent que l’un d’eux est viable économiquement et qu’il peut servir la clinique, on en devient le premier client, on crée l’innovation avec ses inventeurs, et on entre au capital. On ne demande jamais de dividende, et on reste toujours en-dessous de la minorité de blocage pour que l’entrepreneur reste autonome.
Un exemple de projet issu de cet incubateur ? Je pense spontanément à celui porté par des ingénieurs licenciés de Freescale. On a développé avec eux une offre pour informatiser les services d’hospitalisation à domicile. Cela nous a apporté beaucoup de dynamique et d’énergie en interne.
On peut donc « aimer tout le monde », comme vous le dîtes, et réussir dans le monde d’aujourd’hui ? Derrière les colères, les frustrations, les postures de chaque individu, il est rarissime de ne pas trouver un être magnifique. Je m’en aperçois tous les jours à la clinique, au ministère ou dans ma vie perso. Je crois que si vous ne pensez pas ça de chaque personne que vous croisez, c’est que vous n’avez pas assez creusé.
Vous n’avez pas d’inimitié ? Non. Par contre, je suis un batailleur. Je reste un mec. On devient pas DG sans être batailleur. J’essaie de manager par la confiance, mais je me coltine le réel. L’adage de Bergson « Agir en homme de pensée et penser en homme d’action » me parle.
Qu’est-ce concrètement que « manager par la confiance » ? C’est déjà commencer par être humble. Etre convaincu que la femme ou l’homme providentiel, ça n’existe pas, ni d’ailleurs les solutions miracle, et que personne ne détient la vérité a priori. C’est simple, mais ça se pose rarement de cette façon. Que ce soit dans les entreprises ou dans les gouvernements ! Ensuite, il faut faire en sorte de tout donner avec sincérité, de tout faire pour y arriver, mais sans attendre le grand soir. Juste une étape après l’autre. Avec énergie, détermination et pragmatisme. Et puis ne pas tout miser sur les processus et les indicateurs, ni sur des méthodes toutes faites, mais plutôt sur les gens qui bossent.
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Et ça marche ? Au début, les gens pensent que c’est démago, que c’est encore une recette de management. Mais peu à peu, ça rend les gens meilleurs. Ils sentent qu’on ne travaille pas simplement pour faire plaisir au banquier. Et au fil des années, à condition que cette façon de faire ne soit pas du flan, du feint, mais du sincère, ça marche, je crois.
Puisqu’il marche, comment expliquer que ce modèle ne soit pas la règle ? On est passé ces 50 dernières années d’un modèle de management paternaliste qui infantilise à un modèle qui a tout objectivé pour ringardiser le précédent. Ce nouveau modèle fonctionne avec des indicateurs et des processus qui robotisent les gens. Entre ces deux modèles, malheureusement, on n’est jamais passé par la case de la confiance en l’individu en tant qu’adulte responsable. C’est vrai pour le travail, c’est vrai pour le pays. On est passé de gouvernements paternalistes à des gouvernements qui ne font pas confiance aux citoyens, qui ne les responsabilisent pas. C’est pour cela que lorsque le gouvernement m’a fait un appel du pied pour travailler sur le numérique en santé, j’ai eu envie d’aller voir. Je voulais vérifier si ce qu’on faisait à l’échelle d’une clinique comme Pasteur était reproductible à l’échelle d’un pays.
Verdict ? Oui, on peut. Ce sont les mêmes mécanismes et les mêmes humains. Dès qu’on sort des abstractions technocratiques et qu’on fait confiance aux individus, on tombe sur des gens magnifiques. Dans les ministères, il y a des héros. Ces fonctionnaires que tout le monde bâche travaillent pourtant jour et nuit pour un idéal : proposer aux Français un vrai service public numérique de santé.
Comment un chef de clinique privée peut-il devenir le Monsieur numérique d’un gouvernement ? Le hasard, encore. Raymond Le Moign, qui dirigeait le CHU de Toulouse, a été nommé en 2018 directeur de cabinet par Agnès Buzin. C’est lui qui a lancé le programme Ma Santé 2022. Il voulait mener cinq chantiers de réforme, parmi lesquels le numérique en santé. Il m’a appelé pour que je me porte candidat. On s’apprécie. Lui, bien que dans le public, aime l’entrepreneuriat, et moi, bien que dans le privé, je suis attaché au bien commun.
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Quel est le problème en matière de numérique en santé ? L’État a manqué de volontarisme et n’a pas fixé de cadre. Chacun a son logiciel et rien ne communique avec rien. Les professionnels s’arrachent les cheveux avec des logiciels mal sécurisés, non communiquant, pas ergonomiques. Ils n’ont pas d’outil pour rassembler les infos des patients et les soigner en disposant de tous les éléments nécessaires. Même chose côté patient : les citoyens français n’ont toujours pas la main sur leurs données de santé. Pourtant ce serait à eux de donner le consentement d’accès aux professionnels de santé qui les soignent. À eux de dire qui peut ou ne peut pas accéder à leurs données ! En 2018, j’ai donc proposé ma vision : un numérique humaniste, citoyen, pensé avec les gens et souverain.
Le dispositif qui sera inauguré en janvier sera-t-il à la hauteur de vos ambitions ? L’État a mis 2 milliards d’euros sur la table pour mettre aux normes tous les logiciels français du monde médical. C’est historique. Et pour le citoyen, on ouvre en janvier un espace sécurisé où chacun pourra stocker ses données de santé, ses analyses, et surtout choisir qui peut accéder à ses données et qui ne peut pas. S’ajoute à cela une messagerie sécurisée pour échanger avec son médecin ou son hôpital, ainsi qu’une suite d’applications de santé connectées validées par l’État (télémédecine, prévention, prise de rdv, etc.) dans un magasin numérique labellisé par l’État. Ma mission se finit en avril 2022. Je tiendrai à la semaine près tous mes engagements. Je suis obsessionnel là-dessus.
N’avez-vous pas été tenté de quitter Pasteur pour vous employer à cette tâche ? J’ai refusé les propositions. J’ai dit au gouvernement que je ne pouvais pas quitter ma clinique. Que j’aurais l’impression de la trahir. J’ai proposé un temps partiel sur 3 ans. Au début, on m’a dit qu’un gars du privé ne pouvait occuper ce poste. Finalement ils ont trouvé une solution en m’adossant à une fonctionnaire, Laura Létourneau. Ça a tout de suite collé entre nous. Elle est tout aussi convaincue que moi que le numérique inventera la société humaniste de demain. Et que si on perd pied sur ce sujet, les GAFAM nous imposeront bientôt un mode de pensée qui n’est pas le nôtre.
N’est-ce pas déjà fait ? Il est encore temps de renverser la vapeur. On nous propose aujourd’hui deux visions du numérique. La vision libérale et libertaire à l’américaine, et la vision autocratique et liberticide à la chinoise. Rien d’humaniste là-dedans. Partant de ce constat tout simple, je me dis qu’il faut porter le numérique en France et en Europe avec une troisième voix, celle d’un numérique humaniste.
Une sorte d’adaptation des Lumières au numérique ? Exactement ! L’essor de l’humanisme au XVIIIe siècle en France et en Europe a connu son essor grâce l’imprimerie. On a diffusé la connaissance, pas seulement pour l’élite. Sans l’imprimerie, pas de transmission du savoir. Quand j’étais ado, mon père m’a offert mon premier ordinateur. Un ZX81. Très vite, j’ai compris que ce serait l’imprimerie de demain. Que je vivais une époque aussi importante que celle de Gutenberg. Que tout cela allait changer le monde. Seulement voilà, 15 ans après le ZX81, on constate tous que l’informatique a effectivement changé le monde, mais on ne voit toujours pas apparaître les projets numériques humanistes de notre époque. Des projets qui utiliseraient les technologies d’aujourd’hui pour sanctuariser ce qu’est un être humain. Qui placerait l’être humain au-dessus de tout le reste.
Comment faire ? J’ai mon idée. Il y a 5 ans, j’ai lancé un projet que j’ai en tête depuis tout jeune. ETERNESIA. Le principe, c’est de dire… (ça paraît fou… j’ai conscience de ça… mais je suis sûr que je tiens quelque chose qui a de l’avenir, qui est l’avenir …). Donc, l’idée est la suivante : si on se dit humaniste, on doit considérer chaque vie humaine comme une œuvre d’art. Chaque vie humaine. Pas seulement la vie des élites. Par conséquent, la mémoire d’un être humain en tant que manifestation tangible d’une existence doit pouvoir être inscrite au patrimoine mondial de l’humanité. Or, dans l’Histoire, il n’a jamais été techniquement possible de le faire pour tous les êtres humains. Désormais, c’est devenu possible avec le numérique. On peut stocker la mémoire de tous et probablement jusqu’à la fin des temps humains. Le projet ETERNESIA consiste à créer un nouveau droit de l’Homme : le droit pour tous de déposer sa mémoire numérique et que cette dernière soit conservée à travers les âges. Comme partie intégrante du patrimoine mondial de l’humanité au même titre que la Joconde ou la pyramide de Gizeh. J’ai créé une association pour cela, et un site internet. Comme un contre-feu face à la tentation transhumaniste fondée sur le pognon, le contrôle des citoyens, la négation de l’humain. Quand je prendrai ma retraite, je ne bosserai que là-dessus. Ce sera l’aboutissement de ma vie.
Qu’entendez-vous par « déposer sa mémoire » ? Un livre, un enregistrement, de la musique, des pensées, des souvenirs, des photos, des vidéos. Tout ce que chacun jugera utile de déposer pour ses descendants ou pour le monde entier.
Pour atteindre une forme d’immortalité ? Numérique oui, mais une immortalité qui amène chacun à accepter sa finitude en tant qu’être vivant. Au lieu de travailler comme les Américains sur un clone numérique qui va me survivre, je travaille sur l’inverse. Dans un geste d’altruisme total, il s’agit de donner à ceux qui nous suivront ce que nous avons reçu de ceux qui nous ont précédé. En fait, de laisser une trace pour les autres, pas pour soi.
Finie la hiérarchie dans l’Histoire ? Mon grand-père était résistant. Pas un Jean Moulin, on est d’accord, mais quand même résistant. À l’école, je me demandais pourquoi on parlait de Jean Moulin, et jamais de mon grand-père. Je me demandais : « Qui trie ? Qui décide ? Pourquoi dans mille ans on se souviendra du nom de Staline et de celui d’Hitler et pas du nom de ceux qui sont morts au Goulag et dans les camps ? » Tant qu’on avait l’alibi des limites technologiques, ça pouvait s’entendre. Mais maintenant qu’on peut avec le numérique conserver toutes ces données, comment décider arbitrairement de ceux dont on conserverait la mémoire et de ceux qu’on oublierait ?
Imaginons que vous parveniez à vos fins. Comment être certain que l’État ou l’Institution à qui je confie ma mémoire n’en fera pas mauvais usage demain ? Reconnaissez d’abord que si on ne fait rien, toute l’Histoire de l’humanité sera conservée sur des serveurs en Californie ou en Chine détenus par des entreprises privées sur lesquelles nous n’avons aucun pouvoir. Ça se construit déjà malgré nous avec Google, Facebook et tout le reste. Moi ce que je pense c’est qu’il faut se mettre d’accord pour que chaque personne puisse confier sa mémoire à une structure en qui elle a confiance à l’instant t. Si on est catholique ça peut être le Vatican, pour d’autres son pays, l’Unesco, ou une fondation philanthropique qui fera office d’ange gardien de sa mémoire. Avec des technologies comme la blockchain on peut même imaginer ne pas avoir besoin de tiers de confiance.
Avez-vous songé à ce que vous déposerez pour ceux qui vous suivront ? J’ai déjà commencé avec mes enfants. J’ai écrit et composé plusieurs disques de chansons d’amour rien que pour eux.
Vous êtes musicien ? Pas du tout. Je cherchais juste un moyen de dire aux gens que j’aime que je les aime. Et je voulais me mettre en danger pour exprimer l’intensité de ce que je ressentais. J’ai pensé que quelque chose d’artistique serait une prise de risque idéale. Alors à 40 balais je me suis tapé l’apprentissage de la composition musicale sur le site internet de l’orchestre philharmonique de Londres. J’ai bossé les nuits et les week-end pendant trois ans. J’ai composé des musiques, écrit des textes, et fait des disques… personnels. J’ai posé ce que j’avais à poser. J’ai ramé. J’ai eu des moments de découragement, des phases euphoriques. Mais j’ai tout donné.
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Pourquoi ne pas avoir tout simplement écrit un texte, des mémoires, des souvenirs ? Je voulais perdre le contrôle pour que s’échappent de moi des choses inconscientes. La musique permet cela.
Et alors, ces albums, ils sont comment ? Mes enfants les ont écoutés avec bienveillance. Mon fils me dit qu’il préfère Orelsan. Ma fille qu’elle préfère Fauve. Normal, moi aussi. Le résultat est un peu ridicule, mais c’est moi.