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BOUDU

Isabelle Serça : Il nous manque les corps

J’ai la chance de pouvoir, en cette période étrange et terrible, exercer mon métier à distance puisque je suis enseignante (à l’université). On peut tout à fait faire cours, écouter, discuter, partager, bref échanger à distance avec un groupe grâce aux moyens de communication dont nous disposons de nos jours et c’est très bien. Mais ce dont nous prenons tous conscience, c’est de ce qui nous manque et qui rend ces séances à distance si harassantes.

Il nous manque les corps.

Il nous manque cette atmosphère dans laquelle on pénètre quand on entre dans une salle de cours, il nous manque les yeux, les postures, ce que crée une assemblée, ce qu’il émane d’elle : une chaleur, une odeur, un fluide, un silence ou un brouhaha diffus… Il nous manque, quand on parle, ces visages levés vers nous. Il nous manque, et tout particulièrement quand on part dans une démonstration un peu compliquée, de pouvoir nous accrocher à tel regard et voir si ça passe ou s’il faut recommencer. Il nous manque, et tout particulièrement quand on plaisante et quand on cherche à détendre l’atmosphère, les sourires et les grognements d’aise. Il nous manque, quand on s’aventure à dire l’indicible, cette qualité particulière de silence attentif – une écoute que l’on touche du doigt, un silence qui devient tangible et sur lequel on s’appuie pour continuer. Il nous manque tous ces corps qui nous renvoient leurs impressions — et l’on sait parfaitement, même dans un amphithéâtre plongé dans la pénombre, si tout le monde est là, autour des mots, autour du discours qui s’échafaude en direct ou autour de la lecture à voix haute d’un passage que l’on aime à proférer : alors le texte découpe un espace dans lequel nous sommes tous rassemblés, dans lequel nous sommes tous embarqués.

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Si ces séances sont bien plus fatigantes que les séances en live, c’est que sans doute notre cerveau, attaché à sa tâche d’explication et de clarification de concepts épineux, a besoin de plus d’énergie que d’ordinaire pour s’adapter constamment à cette nouvelle technique : on l’entend ainsi tourner en arrière-plan pour veiller sur ce que Jakobson appelle le « canal » de la situation de communication. Bien sûr, c’est sans doute une question de génération et l’on reste abasourdi devant l’étudiante qui répond à la question difficile que nous posons, tout en éclairant par écrit dans le tchat une camarade qui n’a pas bien suivi…

Dans tous les cas, la situation est bien différente d’une conversation à deux par Skype ou par WhatsApp : on connaît ce plaisir infini de plonger comme jamais dans les yeux de l’autre, qui est là-bas, tout là-bas, au-delà des océans et en même temps tout près, tout proche, davantage peut-être que lorsque nous sommes tous les deux en vis-à-vis. Et l’on inscrit dans son cœur la forme de son visage : « la courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur, un rond de danse et de douceur… » (Éluard). Proust a bien décrit cette impression extraordinaire lorsqu’il découvre, comme ses contemporains, cet instrument magique qu’est le téléphone qui permet de se tenir au loin et en même temps d’être tout près, en nous mettant en communication directe et instantanée avec ce qui est le plus intime : la voix, que l’on redécouvre alors comme le Narrateur lors du « téléphonage » avec sa grand-mère : « sa voix elle-même, je l’écoutais aujourd’hui pour la première fois. » (À la recherche du temps perdu, Le Côté de Guermantes).

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