À l'approche de chaque élection présidentielle, les projecteurs se braquent invariablement sur la chasse, activité clivante par excellence. Alors que l'édition 2022 n'échappe pas à la règle, surtout depuis l'accident mortel de février dernier, Boudu a voulu comprendre le phénomène en allant passer une matinée avec les chasseurs de Bruguières.
À l’association de chasse communale agréée de Bruguières, on dénombre 51 chasseurs… et pas une chasseuse bien que le permis soit gratuit pour les femmes. “Il y en avait une l’année dernière mais elle n’est pas restée”, précise Cyrille, son président. Dans cette Acca, on trouve tous les profils même si la moyenne d’âge est plutôt élevée et que les jeunes ne se bousculent pas au portillon pour reprendre le flambeau. Frédéric, dit Fredo, agriculteur de 47 ans, chasse depuis l’âge de 16 ans. Comme son ami David, chef d’équipe de conducteur de poids-lourd, il ne se définit pas comme un “viandard”. “Moi ce que j’aime, c’est faire courir le chien et me promener dans la nature”. Depuis peu, ce paysan céréalier père de deux filles de 18 et 14 ans, a une nouvelle chienne, Simba, qui commence à peine à savoir marquer l’arrêt.
Dans les forêts entourant Bruguières, on ne trouve quasiment plus de volatiles comme des faisans ou des perdrix. Aussi l’ACCA est obligée d’acheter des oiseaux à un élevage et de lâcher le gibier le matin même. “C’est la conséquence de ce qui se passe dans nos campagnes depuis 40 ans. Il y a désormais tellement de nuisibles que l’on ne peut pas les libérer avant sous peine de se les faire tous manger”, explique Cyrille. Ce matin là, c’est une centaine de faisans qui ont été lâchés. Sur six mois, c’est 1100 volatiles qui sont lâchés au prix de 10 euros par faisan et 8 euros par perdrix. Au global, le budget annuel pour un chasseur, en comptant l’élevage du chien, l’entretien du fusil et l’essence s’élève à 2000 euros.
Chasse, nature et compassion
Président de l’Association communale de chasse agréée (ACCA) de Bruguières depuis deux ans, Cyrille Rocher a conscience que l’activité qu’il pratique n’a pas bonne presse. D’où la nécessité de faire œuvre de pédagogie… et d’un zeste de contrition.
Comment êtes-vous venu à la chasse ? Ma famille possédait des terres dans le Périgord, du côté de Bergerac. Mon père et mon grand-père m’ont initié quand j’ai eu 16 ans. Cet héritage est classique dans le monde agricole rural. C’est un moyen de nouer des liens avec des personnes plus âgées. Encore aujourd’hui, il y aurait moins de liens intergénérationnels dans les villages sans la chasse.
En 40 ans, quelle évolution avez-vous observé ? La chasse a été impactée par l’évolution de l’agriculture intensive qui a fait beaucoup de mal à la nature et aux gibiers. Quand on a commencé à être lanceur d’alerte, par exemple sur la disparition de certaines espèces comme les perdrix ou les abeilles, on s’est heurtés aux gros propriétaires agricoles qui étaient alors dans une logique d’industrialisation. Considérant que les chasseurs étaient des témoins gênants, ils ont œuvré pour nous discréditer et favoriser d’autres types de chasses comme celle au sanglier. Car il ne faut pas croire que les chasseurs forment un ensemble homogène.
Que voulez-voulez dire ? Ces 30 dernières années on a vu arriver de nouveaux chasseurs qui n’ont rien à voir avec nos territoires ruraux, qui créent des chasses privées pour venir taper du sanglier. Pour eux, c’est du loisir. Ce n’est pas du tout notre cas. Nous pratiquons une chasse traditionnelle, archaïque, telle que l’avait souhaité le Parti communiste après-guerre, qui voulait permettre à l’ouvrier de chasser pour pouvoir consommer de la viande.
Est-ce à dire que vous chassez pour vous nourrir ? Une chose est sûre : on chasse ce que l’on mange et on mange ce que l’on chasse. On ne fonctionne pas comme dans les grandes chasses privées autour de Paris où le gibier tué part à Rungis. Par ailleurs, la majorité des 100 chasseurs que compte l’ACCA prône une autonomie, voire une autarcie, basée sur un système d’échanges, de pratiques pour être de moins en moins dépendant : on a tous des gros potagers, des zones boisées, on réfléchit à installer des panneaux photovoltaïques sur nos toits. Bref on se rend des services, on s’ entraide, on partage, nous sommes solidaires autant que possible. C’est ce qui me permet d’être tranquille avec cette activité même si elle est parfois décriée.
Comprenez-vous qu’elle soit si décriée ? Nos campagnes évoluent avec l’arrivée de gens qui fuient la ville et qui sont perclus d’a priori à notre égard. Ce sont d’ailleurs souvent eux qui nous interdisent l’accès à leurs terres… avant de faire machine en arrière trois ans plus tard, pour que nous les débarrassions des nuisibles comme les renards, les fouines ou la surpopulation de sangliers… La société étant d’autre part de plus en plus sensible et compassionnelle, elle ne supporte pas certaines choses. On ne peut plus chasser sans prendre en compte l’écosystème dans lequel on vit.
Qu’entendez-vous par sensible ? Se faire voir en train de tuer un renard générait tellement de polémiques que l’on préfère désormais le faire dans le cadre de battues, avec le soutien de la préfecture. Pourquoi ? Parce le renard, c’est le petit animal que l’on veut protéger. Vu qu’il y a de la compassion de la part de la société, on fait attention. Même si celle-ci est à géométrie variable…
C’est-à-dire ? Aujourd’hui la société désigne des animaux qui doivent être aimés, protégés et par défaut ceux qui méritent de mourir. Je n’ai par exemple jamais entendu de voix s’élever contre les campagnes de dératisation. Je crois qu’on s’en prend à nous parce qu’inconsciemment, c’est de la mort dont les gens ont peur. Et voir un chasseur en action, c’est voir la mort. Alors que c’est plus facile de ne pas chercher à savoir comment est mort le bœuf que l’on a dans son assiette.
Acceptez-vous néanmoins les critiques de ceux qui doutent de l’amour des animaux généralement revendiqué par les chasseurs ? Je peux l’entendre de la part de gens qui ne mangent pas de viande, par exemple des vegans qui ont un profond dégoût pour la mort de l’animal. De la part des autres, j’ai plus de difficultés car je ne suis pas sûr que l’on soit plus coupable que celui qui achète un poulet en supermarché issu d’un élevage en batterie où l’animal ne peut pas distinguer le jour de la nuit. Mais c’est bien notre problème ; aujourd’hui, sous couvert de compassion, jamais les propos anti-chasse n’ont été aussi violents.
La cohabitation avec les néo-ruraux semble délicate. Les positions sont-elles irréconciliables ? Quand on s’installe dans un village, il me parait naturel de faire des efforts pour apprendre à vivre avec les autres, leurs traditions, leurs coutumes. On ne peut pas s’en prendre tout de suite au coq qui chante, aux odeurs du lisier, au bruit de la tronçonneuse… Le problème, c’est que les gens arrivent avec des idées préconçues, des croyances dans des choses qui n’existent pas comme le silence de la nature. La nature est bruyante, odorante, agitée.
Comment faire accepter la chasse ? En faisant découvrir la réalité de la chasse rurale, notre rapport aux animaux et à la nature. Il faut voir les m³ de briques, de placo, de saloperies, de verres – parce que la forêt est une déchetterie gratuite – qu’on enlève chaque année avant de démarrer la chasse. Après la façon de vivre dans les campagnes et dans les villes est fondamentalement différente. Je connais par exemple des gens de 50 ans qui se souviennent encore avec effroi du poulet égorgé par la grand-mère et qui continuait à marcher !
Les chasseurs ne doivent-ils pas aussi s’adapter ? C’est évident. Par le passé nos comportements ont peut-être été inappropriés. Aujourd’hui, le chasseur doit comprendre que le fait de discuter avec quelqu’un une arme à la main dans un champ biaise un peu le dialogue. Il faut prendre conscience que croiser quelqu’un avec une arme n’est pas naturel. Il faut qu’on évolue… comme les autres ! Parce que nous parler de compassion pour les animaux tout en disant qu’un bon chasseur est un chasseur mort… c’est paradoxal…
Que préconisez-vous ? Le problème c’est que la société veut de plus en plus interdire ce qu’elle n’aime pas alors qu’elle devrait plutôt essayer de réfléchir à la meilleure manière de vivre ensemble. Quand on évoque la suppression de la chasse le dimanche, je pense qu’il faudrait davantage réfléchir à concilier la pratique de la chasse et le nombre croissant de gens qui vont à la campagne. Essayons de trouver des ententes, même paradoxales, plutôt que de tomber dans le monde de l’a priori. Et puis plus globalement, je suis inquiet de ce que cela révèle en creux.
C’est-à-dire ? En agissant ainsi, on se dirige vers un appauvrissement des formes de vie différentes. Or c’est ça qui devrait faire l’objet d’une réflexion politique : souhaite-t-on une nature segmentée ou sommes-nous prêts à favoriser différentes formes de vie quitte à gérer, de temps en temps, des paradoxes ? L’enjeu de la préservation de tout cet écosystème doit aussi être fondé sur la préservation des modes de vie. Car on ne peut pas tout uniformiser.
Qu’attendez-vous du scrutin présidentiel ? Pas grand-chose. Comme à chaque élection présidentielle, on reparle de la chasse, on a l’habitude. Et comme d’habitude, on cherche à nous caricaturer alors qu’un récent sondage a montré que le vote des chasseurs est très hétérogène. Il y en a autant chez les communistes que chez les écolos… J’espère que si des choses évoluent, elles seront le fruit d’une concertation. Et pas le fait de gens qui considèrent la ruralité comme le monde des demeurés. Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison ; essayons d’avancer ensemble.
A 88 ans, Guy vient à la chasse autant pour rigoler avec les copains que pour le plaisir de tirer quelques perdrix. “Vous allez vous ennuyer le jour où je ne serai plus là”, ponctue-t-il toutes ses tirades plus extravagantes les unes que les autres. David, président du Comité des fêtes de Bruguières, n’en perd pas une miette. “C’est pour ça que je chasse depuis 3 ans, pour partager des moments avec les anciens parce qu’ils ont beaucoup de choses à nous transmettre”. Et depuis peu, c’est flanqué de son fils de 14 ans, Yanis, qu’il vient chasser avec son épagneul de 2 ans, prénommé Roxy.
A la fin de la partie de chasse, tout le monde se retrouve autour des voitures pour un apéro-barbecue où l’on échange aussi bien les impressions matinales que les vissicitudes de la vie quotidienne. Un moment de convivialité d’autant plus important pour les chasseurs de Bruguières que les relations avec la population locale se sont détériorés au fil du temps: “La forêt est censée être à tout le monde mais on sent bien qu’il n’y a plus de place pour nous, observe, fataliste, Frédo. Récemment, j’ai croisé un promeneur qui a refusé de me serrer la main parce que je suis un chasseur. C’est dur d’être un bouc émissaire”. Un avis partagé par David : “Les Joggeurs ? Ils ne nous disent jamais bonjour.” De fait, ce matin là, le seul joggeur croisé n’a pas manqué de manifester son mécontentement :”Ah, ça chasse tout le temps !”.