Pour tuer l’ennui et conjurer le sort pendant le confinement, l’artiste-peintre Ankor a semé gracieusement ses oeuvres dans les rues de Toulouse au cours de chasses au tableau pilotées par Instagram. Elle voulait juste se changer les idées, elle a changé sa vie.
C’est le matin du premier jour du deuxième confinement. Un de ces vendredis d’octobre tièdes qui jettent en temps normal les Toulousains sur les berges. En fin de matinée, avenue de la Gloire, à l’écart d’une file d’yeux baissés en route pour la supérette, une jeune femme abandonne une grande toile contre un mur. Elle s’appelle Séverine mais préfère qu’on l’appelle Ankor. En descendant l’avenue elle se dit que se débarrasser de ce tableau était sans doute la meilleure chose à faire. Les ventes de sa dernière expo n’ont même pas remboursé les amuse-gueule du vernissage. Le Covid a chassé la gaieté et tué la vie sociale. Les gens n’ont plus la tête à l’art. Plus de plan, plus d’expo, plus d’argent. Avant l’annonce du deuxième confinement, elle avait décidé d’arrêter la peinture. Chercher un job, un CDD, une formation, cesser de suer sur ses pinceaux. Ça n’aurait pas été la première fois. Elle n’a pas peur du travail. Elle a fait de tout. Assistante dentaire, vendeuse en ville chez School Rag, gestionnaire d’un bar à sourire, créatrice de bijoux et de maillots de bain. Un temps, elle est montée à Paris bosser chez Abercrombie sur les Champs, dans une conciergerie haut de gamme, et puis dans le 16e, au Murat, un des restos Costes où le Tout-Paris vient se la raconter. Ce deuxième confinement, c’est donc un sursis avant le retour à la vie d’avant la peinture : « La veille, j’ai acheté de grandes planches de bois pour pouvoir peindre tout en économisant les toiles. Je ne voulais pas me retrouver sans matos comme pendant le premier confinement. J’ai peint un tableau en quelques heures sur un grand panneau d’1,20 m. Une fois fini, je n’ai pas su quoi en faire. Il était si grand et mon appart est si petit que je peins assise sur mon lit » sourit-elle. Alors ce matin, plutôt que de glisser le panneau sous un meuble ou de le caler contre un mur, l’idée de l’abandonner dans la rue en descendant faire les courses lui a traversé l’esprit : « Au pire ça partait à la poubelle. Au mieux quelqu’un le prenait et l’accrochait dans son salon. Si ça pouvait faire plaisir, moi ça me faisait de la place. Les galeries, les musées, tout était fermé. Je me disais que les gens du quartier apprécieraient de voir de l’art dans la rue pendant leur heure de sortie autorisée… » Avant de laisser le tableau, elle a griffonné au dos un message invitant son futur propriétaire à se manifester : « Envoyez s’il vous plaît une photo du tableau accroché chez vous ». En remontant, après les courses, Ankor constate effarée que le tableau a déjà disparu. Quelques secondes plus tard une notification fait vibrer sa poche et bondir son cœur : le tableau a trouvé preneur. Il trône en bonne place chez un habitant du quartier, au-dessus du canapé: « J’ai trouvé ça dingue. Il était tellement heureux ! J’ai trouvé ça génial, dans ce contexte compliqué, nouveau, angoissant, de pouvoir apporter de la joie à quelqu’un. Ça a été comme un déclic. Je me suis dit que puisque cette période m’empêchait de montrer mon travail et faisait que je galérais pour vendre, j’allais m’abandonner au plaisir de donner, pour voir vers quelles rencontres tout cela me conduirait… » De retour chez elle Ankor publie un message sur son compte Instagram. Elle annonce qu’elle déposera des tableaux dans Toulouse pendant le confinement, et qu’elle en révèlera l’emplacement par de petits indices postés sur les réseaux sociaux. L’idée amuse les Toulousains en manque d’art et d’air. Consacrer leur heure de sortie quotidienne autorisée à une chasse au tableau, ça ne manque pas de panache.
La communauté d’Ankor enfle, et de nouveaux yeux se posent enfin sur ses tableaux. Après tout, c’est le bon moment. Sa démarche artistique arrive à maturité. Auparavant elle peignait essentiellement des formes géométriques. Elle a commencé comme ça, sur des chutes de toiles que lui avait données l’artiste toulousain Did Dintzoff. Peu à peu elle a discipliné son art, abandonné l’abstrait pour esquisser des visages avec une technique bien à elle conçue en détournant une appli sur Ipad. Le résultat est étonnant. De loin on jurerait parfois voir des collages de Chambas. De près on comprend que les parties qui composent les visages ne sont pas collées mais peintes. Les jours passent et la chasse aux tableaux prend de l’ampleur. Chacune donne lieu à une rencontre imprévue. Un jour il y a ce couple d’hommes les bras chargés de courses qui la surprend en train de déposer une œuvre. Ils l’apostrophent, incrédules : « C’est vrai ? On peut la prendre ? ». Ankor suit les deux hommes : « Jamais je n’aurais imaginé suivre deux inconnus jusque chez eux. Ça aurait pu être dangereux…! Ils m’ont offert à boire, m’ont montré leur collection d’art africain… Une vraie belle rencontre que je n’aurais jamais faite autrement. » Partout où elle laisse un tableau, Ankor gagne un ami. Son histoire fait le tour de Toulouse, attire la presse locale et la télé nationale. À tel point qu’elle peine à tenir le rythme. Elle voudrait peindre plus pour donner davantage. Quand le covid relâche sa morsure et que le confinement est levé, Ankor dispose de ce qui lui manquait jusqu’alors : une notoriété et une communauté attentive à ses œuvres. Les expos s’enchaînent, les commandes aussi. Mais le plus précieux pour elle, ce sont les leçons tirées de cette période : « J’ai compris que peindre pour peindre ne mène nulle part. Moi qui étais très introvertie j’ai découvert le plaisir de l’échange et de créer une œuvre qui soit le coup de cœur d’un autre. » Voilà des mois qu’Ankor n’a pas lancé de chasse au tableau sur Instagram. Pourtant, parfois, sur le trottoir pentu de l’avenue de la Gloire, les passants désormais démasqués cherchent du regard en descendant faire leurs courses, un tableau à accrocher au-dessus du canapé.