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BOUDU

L’Énigme Viguier

Le 27 février 2000 est donc le dernier jour où Suzanne Viguier a été vue vivante. Les derniers à l’avoir côtoyée sont des joueurs de tarot, à Montauban, où elle participait, jusque tard dans la nuit, à un tournoi. C’est son partenaire de jeu, Olivier Durandet, qui dit l’avoir raccompagnée vers 4h30 du matin le dimanche à son domicile toulousain de la rue des Corbières. Dans la maison des Viguier, située dans le quartier paisible de la Terrasse, dorment ses trois enfants et son mari, Jacques, qui dira, lors des auditions, l’avoir entendue rentrer dans un demi-sommeil. Avant de se rendormir.

Il se réveille à 8h30 et prend le petit-déjeuner avec ses enfants. Vers 10h30, son père passe les récupérer. Après avoir effectué un jogging et trié des papiers, Jacques rejoint ses enfants chez ses parents pour un déjeuner dominical. Sans avoir, dit-il, croisé Suzanne. Ce n’est que le soir qu’il dit avoir constaté son absence. La jeune femme ayant visiblement l’habitude de découcher, il ne s’inquiète pas outre mesure. Même s’il s’étonne qu’elle n’ait pas pris la peine de donner de nouvelles à ses enfants, fût-ce par téléphone.

Il attend le mercredi pour s’inquiéter et se rendre au commissariat de l’Ormeau pour déclarer sa disparition, en insistant sur son tempérament fragile et sa dépression. Sauf qu’une heure plus tard, un autre homme, Olivier Durandet, se présente au même commissariat pour déclarer également la disparition de Suzanne Viguier… en indiquant qu’il pense que c’est son mari qui l’a tuée ! Suffisant pour que Viguier soit convoqué au SRPJ de Toulouse et qu’une perquisition, avec son consentement, débute au domicile des Viguier. Dans la maison de la rue des Corbières, les premières constatations effectuées par la police scientifique sont édifiantes : des traces de sang sont relevées au rez-de-chaussée, dans les escaliers et dans la salle de bain. Et dans la chambre qu’occupait Suzanne, nulle trace du matelas du clic-clac sur lequel elle dormait. Très agité, Jacques Viguier dit s’en être débarrassé dans une déchetterie des environs pour « lui faire une surprise à son retour parce que Suzy le trouvait inconfortable ». Sauf que devant l’étonnement des enquêteurs, il perd pied comme le racontera ensuite le commissaire Saby lors de sa déposition aux assises : « Il est sorti de la maison complètement retourné, livide. Je n’avais jamais vu personne partir comme ça en courant ». Face à ce comportement qui sonne comme un aveu de culpabilité, le commissaire appelle la juge d’instruction et demande le placement de Jacques Viguier en garde à vue. Les 40 heures que le professeur de droit va passer au commissariat seront déterminantes pour l’enquête. En deux jours, les policiers acquièrent la conviction qu’il est l’assassin de sa femme. Car à la disparition du matelas, s’ajoute la découverte, au fond d’une armoire, du sac à main de Suzy qui contient sa clé de la maison. 

L’étau policier a beau se resserrer, et les éléments à charge être flagrants, aucun ne constitue une preuve formelle de culpabilité. Jacques Viguier ressort donc libre de garde à vue le 13 mars. Pas pour très longtemps. Alors que la vaste opération de ratissage menée par les policiers dans les bois de Mervilla et Vigoulet-Auzil, où Jacques Viguier chassait, pour tenter de retrouver le corps de Suzy ne donne rien, le 11 mai, après une comparution de 11 heures, la juge d’instruction Myriam Viargues décide de le mettre en examen et de le placer en détention avec mandat de dépôt pour l’assassinat de son épouse.

Le domicile de la famille Viguier, dans le quartier de La Terrasse


Pour Jacques Viguier, c’est direction la maison d’arrêt de Saint-Michel. Mais alors que tout laisse à penser que l’on a trouvé le coupable, il continue de clamer son innocence. Pour les enquêteurs, en revanche, le doute n’est pas permis. « Ils sont très vite convaincus de la culpabilité de Viguier car il s’emmêle les pinceaux, fait des déclarations sur le fil. Il leur a donné matière, analyse Philippe Motta, correspondant pour Sud-Ouest et le Figaro aux moments des faits. Et puis les flics n’aiment pas être pris pour des cons. Et avec Viguier, ils ont eu cette impression-là. » Reste à déterminer le mobile. Les enquêteurs penchent immédiatement pour une cause sentimentale. Car au fond, l’affaire Viguier, c’est un peu un vaudeville qui tourne au drame.

Dans les affaires judiciaires, lorsqu’une femme disparaît, les soupçons se portent généralement sur le mari ou sur l’amant. Or on apprend très vite qu’Olivier Durandet est davantage que le partenaire de tarot de Suzanne. D’abord son confident, il devient au fil du temps son amant, ce qui ne l’empêche pas de continuer à rendre régulièrement visite au couple dans la maison familiale. Officiellement, Jacques ignore tout de cette double vie. Mais lui non plus n’est pas en reste. Il ne cache pas avoir eu des maîtresses, notamment parmi ses étudiantes. Suzy était d’ailleurs l’une d’entre elles. Le couple bat donc de l’aile. Cela fait déjà plusieurs mois qu’ils ne vivent plus ensemble. Mais ils ont trois jeunes enfants, ce qui peut expliquer qu’ils vivent toujours sous le même toit. Reste qu’ils font chambre à part et que le lendemain de sa disparition, Suzy aurait eu rendez-vous dans un cabinet d’avocats pour entamer une procédure de divorce. 

On insiste aussi beaucoup sur sa passion pour Hitchcock et sur le fait qu’il a consacré un de ses cours au crime parfait.

Très vite, la presse, bien aidée par Olivier Durandet, se forge la conviction que Jacques Viguier n’aurait pas accepté d’être cocu, qui plus est par un homme aussi banal que Durandet. Et s’empresse de donner à l’affaire des allures chabroliennes comme le confirme Philippe Motta : « L’opinion se fait très vite contre lui parce que c’est un mec important. Tout le monde a un avis tranché. On est dans une histoire de classe, classique, comme à Bruay-en-Artois où l’on condamna, sans preuve, un notaire pour le meurtre d’une jeune fille ». Professeur agrégé à l’âge de 32 ans, Jacques Viguier est très tôt décrit comme un bourgeois de province, imbu de lui-même, insensible et arrogant. On insiste aussi beaucoup sur sa passion pour Hitchcock et sur le fait qu’il a consacré un de ses cours au crime parfait. À l’inverse, Suzanne est décrite comme une professeure de danse sensible, passionnée, en manque d’amour et de considération. Quant à Olivier Durandet, il est présenté comme un homme attentionné et prévenant. « Le brave gars pas très cultivé contre le professeur brillant », résume Stéphane Durand-Souffland, chroniqueur judiciaire pour le Figaro. Et la presse se régale de ce scénario très caricatural. Au point de dépasser certaines limites. « La presse s’est passionnée pour cette affaire car les personnages sont très clivants, ce qui est plutôt rare dans une affaire de droit commun. » En septembre 2000, l’hebdomadaire Paris Match est condamné par le juge des référés du tribunal de grande instance de Toulouse pour le non-respect de la présomption d’innocence et l’atteinte à la vie privée suite à la parution d’un article datant du 8 juin, titré « La passion sans foi ni loi du professeur de droit ».

Les reconstitutions, quant à elles, notamment celle du jogging que Jacques Viguier est censé avoir fait le matin de sa disparition alors qu’il n’est pas coutumier du fait, ne permettent pas de faire avancer les enquêteurs. Tant et si bien que le 15 février 2001, la cour d’appel de Toulouse, après plusieurs demandes refusées, ordonne la remise en liberté de Jacques Viguier, après 9 mois de rétention, l’arrêté précisant qu’ « il existe des indices graves et concordants de culpabilité à son encontre, cependant son maintien en détention ne se justifie pas ». Une décision qui suscite l’indignation des sœurs de Suzanne, Hélène et Carole qui, dans un article de la Dépêche du Midi dénoncent une justice de classe qui aurait bénéficié à Viguier, soutenu par ses pairs.

La vie reprend son cours pour Jacques Viguier qui retrouve son poste d’enseignant à l’université des Sciences sociales de Toulouse. Le 28 février 2002, soit deux ans après la disparition de Suzanne, il fait une mise au point avec le quotidien local – à qui il accepte pour la première fois de répondre – arguant d’un problème de communication pour justifier son silence. Le 30 octobre 2003, le chroniqueur judiciaire Dominique Labarrière publie, aux éditions de La Table Ronde, Contre-enquête où Jacques Viguier est présenté comme la victime de la machine judiciaire. Le livre provoque l’indignation de la famille de Suzy, et Maître Guy Debuisson porte plainte pour violation du secret de l’instruction. Le 26 juillet 2004, la juge d’instruction Myriam Viargues demande le renvoi de Jacques Viguier devant les assises. Le 26 octobre 2006, le parquet général en fait de même. Et le 22 février 2007, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Toulouse confirme le renvoi de Jacques Viguier devant la cour d’assises pour le meurtre de son épouse Suzanne. Prévu initialement en décembre 2008, le procès est finalement reporté en raison de l’état de santé de Jacques Viguier, deux médecins experts, désignés par le président de la cour d’assises, ayant déclaré que la « fragilité psychique de l’accusé ne lui permettrait pas d’assister dans la pleine possession de ses moyens à cinq journées d’une audience marathon ».

Olivier Durandet, partenaire de Tarot et amant de Suzanne


Le 20 avril 2009, le procès de Jacques Viguier s’ouvre devant la cour d’assises de Haute-Garonne. Il s’agit donc d’un procès sans cadavre. Pour la défense, tout l’enjeu est de convaincre les jurés de son innocence ; pour les parties civiles, de sa culpabilité. Sauf que les parties civiles apparaissent divisées au procès puisque les enfants du couple soutiennent leur père, tout comme la mère de Suzanne, Claude Petit, à qui cette affaire rappelle étrangement sa propre histoire. Son père fut soupçonné d’avoir assassiné sa femme parce que l’on avait trouvé son matelas froid alors que son alibi était d’avoir passé la nuit dans son lit. Une division qui a constitué une véritable aubaine pour la défense selon Serge Regourd : « Maître Szpiner a été plus intelligent que le ministère public en comprenant très vite qu’il fallait plaider l’accident, la dispute qui a mal tourné, l’homicide involontaire. Le ministère public s’est fourvoyé en restant sur l’assassinat. Si Viguier avait été mis en examen pour coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner, cela aurait été un autre débat. Et sans doute plus compliqué… ».

À l’issue de 10 jours d’audience marqués par le manque de combativité de Jacques Viguier, l’acharnement du commissaire Robert Saby qui a démontré sa culpabilité, et les magnifiques plaidoiries de Maîtres Catala et Leclerc, l’acquittement est prononcé. Un verdict somme toute logique pour Patrick Téjéro qui suivait le procès pour le compte de RTL : « La question était de savoir : est-ce que ce type mérite d’être condamné ? Est-ce que l’on a les preuves suffisantes ? De toute évidence, non. Et l’avantage dans une démocratie, c’est que l’on a le droit de douter. Et Viguier a bénéficié du doute… ». Un avis partagé par Philippe Motta pour qui ce verdict « est une victoire pour les grands principes du droit » : « Du point de vue juridique, son acquittement est assez logique. Le doute doit toujours profiter à l’accusé ».

Quand une femme disparaît, les soupçons se portent sur le mari ou l’amant. Or on apprend qu’Olivier Durandet est davantage que le partenaire de tarot de Suzanne.

Jacques Viguier n’a pourtant rien fait pour se faire aimer des jurés comme le raconte le correspondant pour Sud-Ouest : « Il était assez indifférent à ce qui lui arrivait. Et lorsqu’il répondait, il tombait à côté. Mais il n’y a pas de comportement type du coupable ou de l’innocent. C’est juste l’expression de la sensibilité humaine. Le manque d’empathie n’est pas un délit ». « Comme Meursault dans l’Étranger de Camus, il donnait l’impression d’être étranger à son propre procès, poursuit Stéphane Durand-Souffland, chroniqueur judiciaire au Figaro. Il donnait des réponses déconcertantes qui ne cadraient pas avec ce que disait l’accusation. » Pour le commissaire Robert Saby en revanche cette attitude apathique l’a aidé : « Si les chroniqueurs judiciaires avaient été corrects, ils auraient remarqué que Viguier était cachetonné pour éviter qu’il ne réagisse à mes propos. Parce que Viguier, c’est un impulsif. On ne le contrôle pas comme ça. Il valait donc mieux le faire passer pour déprimé ».

L’un des éléments marquants de ce première procès réside dans l’attitude extrêmement combative du policier. Du jamais vu pour Durand-Souffland, pour qui Saby a commis l’erreur de vouloir en faire une affaire personnelle : « Il a voulu montrer qu’il serait plus malin que Viguier. Sa volonté de prouver par tous les moyens que Viguier avait tué sa femme était dingue : en 20 ans d’assises, je n’ai jamais vu une telle déposition de policier ». Une affaire personnelle ? Aujourd’hui encore, Robert Saby s’en défend : « Il n’y a pas eu d’acharnement de ma part. Je n’ai pas fait pire que sur d’autres affaires. Mais j’aime aller au bout des choses. Cela peut être mal interprété ». Pour le commissaire, l’essentiel n’est pas là : « Le vrai problème de cette affaire, c’est la saisine tardive de la P.J. Pourquoi a-t-on laissé trainailler un tel dossier dans un commissariat de quartier ? Si nos services avaient été saisis plus tôt, on aurait sans doute trouvé des choses. Alors que là, on a passé notre temps à courir ».

Reste que pour de nombreux observateurs du dossier, comme Philippe Motta, l’enquête n’a pas été menée correctement : « Les policiers ont cherché des preuves qu’ils ne trouvaient pas (corps, arme) et se sont acharnés. Et Saby s’est entêté parce qu’il avait le sentiment qu’il pouvait le faire craquer tout seul. On est là face à un problème d’ego comme certains de ses collègues le diront ensuite. Car Saby vient de loin : quand il est entré dans la police quelques années plus tôt, il tamponnait des lettres dans une pièce sans fenêtres. Avec Viguier, là encore, c’est une histoire de classes ». Jacques Viguier ne va pas souffler longtemps. Quatre jours après le verdict, le procureur général de la cour d’appel de Toulouse fait appel. Et le 29 mai, l’information tombe : Jacques Viguier sera rejugé, mais cette fois-ci à Albi. Lorsque le second procès s’ouvre dans le Tarn, rien ne laisse présager qu’il va durer trois semaines. Comme au premier procès, l’accusé peut compter sur le soutien de ses enfants, convaincus de son innocence et de la mère de Suzanne, Claude Petit, qui dit ne pas croire à la culpabilité de son gendre et qui s’accroche à l’infime espoir que sa fille est toujours vivante « quelque part dans une île ». Alors que pour les psychiatres Daniel Zagury et Michel Dubec, Viguier est « dramatiquement normal » et n’a pas le profil d’un assassin, un coup de théâtre va se produire.

Maître Dupont-Moretti, qui a remplacé Maître Leclerc pour ce second procès, fait craquer la baby-sitter des Viguier en lui disant avoir pris connaissance de ses écoutes. Celle-ci lui avoue s’être rendue dans la maison familiale deux jours après la disparition de Suzy, accompagnée par Olivier Durandet, l’amant. Et que celui-ci lui demande de taire cet élément depuis 10 ans.

Durandet est aussitôt placé en garde à vue pour subornation de témoins sans être toutefois accusé de quoi que ce soit, comme du reste depuis le début de l’enquête. Une impasse policière qui étonne encore aujourd’hui Stéphane Durand-Souffland : « C’est très curieux qu’il n’ait jamais été inquiété, que l’on ne se soit jamais intéressé à lui, à son emploi du temps. On entend d’ailleurs des dialogues troublants lors des écoutes entre lui et des policiers de haut rang… ». Qu’importe, le 20 mars 2010, à la question « Jacques Viguier a-t-il commis un homicide volontaire ? », les jurés répondent par la négative. Et le professeur est une nouvelle fois acquitté. « Ce n’est pas une victoire de la défense, c’est une victoire de la justice ! », s’écrie alors Maître Dupont-Moretti. Dans la foulée, le procureur général auprès de la cour d’appel de Toulouse Patrice Davost renonce à former un pourvoi en cassation. Neuf ans plus tard, Jacques Viguier enseigne toujours le droit public à l’université Toulouse Capitole 1.

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