Le 4 février dernier, à Toulouse, « L’ange thuriféraire vêtu d’une tunique jaune », de Bernhard Strigel, un chef d’oeuvre de la Renaissance allemande, s’est vendu 2,8 millions d’euros aux enchères. Un coup de maître pour la jeune maison de vente Artpaugée, cofondée par Pauline MARINGE, le commissaire priseur qui a découvert cette peinture exceptionnelle chez un particulier toulousain. Et un joli coup de pub pour Toulouse, qui collectionne ces dernières années, les mises au jour de trésors à plusieurs millions d’euros.
Adjugé à 2,8 millions d’euros ! Quand le marteau des enchères est tombé, ce 4 février 2022 à Toulouse, Pauline Maringe, commissaire priseur, est quasiment sonnée : les deux derniers enchérisseurs sur le « ring téléphonique », se sont tranquillement battus à coups de 100 000 euros, de 1,6 million jusqu’à 2, 8 millions pour les doux yeux de L’ange thuriféraire vêtu d’une tunique jaune, tableau peint par l’artiste allemand Bernhard Strigel aux environs de 1520. C’est un musée (qui a souhaité garder l’anonymat pour le moment) qui l’a emporté. « Pendant les 15 minutes qu’a duré la vente, j’étais littéralement déconnectée de la réalité », confie Pauline Maringe deux semaines plus tard rue Ozenne, à Arpaugée, la petite étude qu’elle a fondée avec Géraldine Martres, son associée. Entre parquet qui craque, pendulettes fin 19ème, délicates porcelaines et austères fusils alignés contre le mur (« on vient de faire une vente d’armes anciennes » justifie la quasi quadra), cette passionnée d’histoire de l’art revient sur ce moment qui a propulsé sa récente étude fondée en 2014, dans une période qui s’annonce aussi dorée que la tunique de l’ange de Strigel. Un soulagement après les difficultés liées à la crise sanitaire. Depuis le mois de décembre et le début de la communication autour de cette vente incroyable, Arpaugée est contactée par des clients et des médias du monde entier : « On a même été sollicitées par des journaux de Malaisie », rit Pauline Maringe, assumant avec pragmatisme cette nouvelle notoriété, et expliquant au passage pourquoi on aperçoit un vélo dans la baignoire du désuet cabinet de toilettes du bureau : « C’est le VTT de l’étude : on l’utilise pour les inventaires au centre-ville, c’est pratique, ça va plus vite qu’en voiture ! » Simple et efficace, à l’image de la commissaire-priseur, énergique jeune femme blonde au look classique et « fonctionnel ». Et si, lors du dernier coup de marteau du 4 février dernier, la cartésienne Pauline Maringe est « sortie de son corps » à l’instar de l’ange de la peinture de Bernhard Strigel, c’est que rien ne pouvait laisser présager les sommets qu’allait atteindre le montant de ce petit tableau de Bernhard Strigel, un peintre du gothique tardif allemand, finalement assez peu connu.
Le jumeau d’Abu Dhabi Le tableau était mis à prix entre 600 000 et 800 000 euros : « On a fixé cette base de départ car le « jumeau » de ce tableau, L’Ange à l’encensoir qui, on pense, faisait partie du même retable, avait été acheté 900 00 euros par le Louvre Abu Dhabi ». Les deux associées de la Maison des ventes Arpaugée partaient donc relativement sereines, l’annonce de la vente ayant suscité un vif intérêt : « Une semaine avant la mise aux enchères nous avions déjà sept téléphones », dévoile Pauline. Sept téléphones ? Rien à voir avec une inflation d’équipement en téléphonie mobile qui leur aurait « donné la confiance », comme aurait pu l’interpréter un ado de 14 ans, mais en langage de commissaire-priseur cela signifie 7 enchérisseurs, enregistrés et ayant témoigné, outre de leur intérêt, d’une solvabilité à la mesure du bras de fer financier qui les attend. On apprend alors que les « vrais acheteurs » sont ailleurs, partout dans le monde, qu’ils enchérissent principalement par téléphone et que le public des salles des ventes est donc avant tout constitué de curieux. C’était le cas ce 4 février dernier à Toulouse à la Chapelle des Carmélites, où s’est tenue la vente devant 150 personnes. « Pour une telle vente, il fallait un lieu d’exception », justifie la commissaire-priseur tout en indiquant avoir eu peur que « la décoration, très chargée, écrase notre tableau ». Mais en jouant sur l’éclairage, il a, au contraire, été vraiment bien mis en valeur. Pour l’occasion, l’étude, qui a l’habitude de louer une salle rue Pharaon, s’est fait prêter par la mairie l’édifice religieux sis rue du Périgord. Au registre des mises au jour inédites de trésors du patrimoine, la ville s’était notamment déjà illustrée, en 2014, lors de la découverte au fond d’un grenier toulousain, d’un tableau attribué au Caravage : « Toulouse, est un carrefour intéressant entre l’Italie et l’Espagne, c’est une vieille ville, il y a beaucoup de vieilles familles » explique Pauline Maringe, persuadée « qu’il y a encore beaucoup de trésors à découvrir dans la Ville rose ».
Euromillions Avec cette exposition à la Chapelle des Carmélites, l’idée était aussi d’inciter les habitants à découvrir un joyau méconnu de la ville. Durant les deux jours qui ont précédé la vente, près de 500 Toulousains ont défilé rue du Périgord pour admirer une œuvre « qu’ils se sont vite appropriés. C’était drôle de les entendre parler de leur tableau ». Quant au véritable propriétaire, qui n’a pas voulu dévoiler son identité, il était certes présent, dans la salle, le jour de la vente. Mais incognito. « Au coup de marteau, je n’ai pas pu m’empêcher de le regarder, avoue Pauline. Il pleurait : c’était comme s’il avait gagné à l’Euromillions ! Mais s’il était très ému, c’est aussi qu’il était très attaché au tableau qui était dans sa famille depuis le début du XXème siècle ». Une peinture, considérée comme l’ange protecteur de la maisonnée, qui avait passé des dizaines d’années à l’abri de la lumière, ce qui explique l’état exceptionnel dans lequel il a été trouvé, en juillet dernier lorsque Pauline Maringe est appelée, à la veille de partir en vacances, pour réaliser un inventaire dans le but d’évaluer ses biens pour l’assurance : « On intervient à la demande, pour des estimations. En fait, le commissaire-priseur est neutre : c’est un officier ministériel, une bonne garantie pour le client », précise-t-elle tout en déplorant que sa profession soit perçue comme conservatrice, élitiste et poussiéreuse. « On croit que nous n’intervenons que dans des châteaux. Mais c’est pourtant dans un appartement lambda qu’on a trouvé le Strigel. C’est à la fin de cet inventaire, alors que nous allions partir, que le client a décidé de nous montrer quelques tableaux, essentiellement des paysages du 19e siècle, assez classiques ». Mais, au milieu, une apparition, un petit tableau « tellement beau, magnifique de lumière et de couleurs que j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’une copie de la Renaissance. Mais en le retournant, j’ai découvert qu’il était fait d’un seul tenant, sur un panneau de chêne. » Un indice à côté duquel cette historienne d’art, qui a fait ses armes, sept ans durant au sein d’une grande étude parisienne à Drouot, ne passe pas.
© Artpaugée – Studio Christian Baraja
Mythe du grenier Qu’à cela ne tienne, Pauline Maringe – du genre à faire les chemins de Saint-Jacques avec ses 5 enfants, dont le dernier de 9 mois « en bandoulière », part tout de même en vacances. Mais dès la rentrée scolaire, elle reprend le dossier et fait expertiser le tableau par le fameux cabinet Turquin à Paris. L’attribution à Bernard Strigel se fait assez vite : « On a d’abord pensé à Dürer, son contemporain, lui aussi allemand, mais on a rapidement compris qu’il s’agissait du pendant de L’Ange à l’encensoir du Louvre d’Abou Dhabi de Bernhard Strigel. Des découvertes comme celle-ci, la plupart des commissaires-priseurs n’en vivront jamais en 40 ans de carrière », sourit-elle, satisfaite, mais sans triomphalisme même si selon le propriétaire du tableau, plusieurs professionnels étaient passés à côté du Strigel quelques années auparavant… Une belle récompense pour la jeune étude, devenue Maison des ventes en 2018, qui tente de se faire une place aux côtés des six autres implantées à Toulouse. « La concurrence est rude mais je pense que nous pourrions davantage fonctionner en réseau en mutualisant, par exemple, un entrepôt commun pour nos réserves. Mais ça n’est pas complètement dans la culture de cette profession. Tout comme le fait qu’il y ait des femmes. C’est encore un milieu assez misogyne. D’ailleurs on continue à dire UN commissaire-priseur », déplore Pauline Maringe qui se souvient, lorsqu’elle travaillait à Paris, de ses clients qui s’adressaient souvent d’abord à son collègue masculin « pourtant beaucoup moins expérimenté que moi ». Alors forcément, un Strigel à 2,8 millions d’euros plus tard, et c’est le systématique « entretien à l’embauche » qu’espère désormais s’épargner la Toulousaine d’origine aveyronnaise qui se range dans la catégorie des fonceuses qui regardent droit devant. C’est à l’école du Louvre, après avoir fait khâgne à Strasbourg, qu’elle se passionne pour l’histoire de l’art. Accrocheuse, elle est embauchée à la fin de son stage chez un commissaire-priseur parisien reconnu. Elle y achèvera ses études, avec un pied dans la célèbre salle des ventes Drouot. Idéal pour commencer à stratifier l’immensité des connaissances que le métier impose. « Je suis spécialiste du XVIIIe siècle. J’ai eu la chance de me former auprès d’un passionné d’histoire de l’art. L’objet m’intéresse avant tout pour sa dimension esthétique, pour son histoire ». Sans nier l’importance de la dimension commerciale du métier, Pauline Maringe se sent néanmoins différente de « certains de mes confères qui sont juste des marchands. Moi, je suis très sensible à la dimension humaine du métier, nous intervenons lorsqu’il y a des problèmes d’argent, ou à des tournants importants de la vie. On rentre vraiment dans l’intimité des gens, on prend beaucoup de temps avec nos clients. Et puis, pour moi, chaque objet nécessite de mener une véritable enquête ». Avec forcément à l’esprit, cette quête de l’objet rare, « surprise », totalement inattendu. D’où cette appétence pour des endroits atypiques, car selon elle, les plus beaux trésors ne se trouvent pas nécessairement sous les toiles d’araignée de manoirs décrépis comme en témoigne la découverte du Strigel : « On a beaucoup ri avec le propriétaire. Il me disait : avec tous ces articles dans la presse on a l’impression que je ne fais pas le ménage chez moi, et que je vis dans la poussière. » Le mythe de la trouvaille miraculeuse au fond d’un grenier poussiéreux en prend un coup. Grâce à Pauline Maringe et « son » Ange en tunique jaune, on retiendra notamment qu’un tableau de grande valeur peut se cacher n’importe où. Ne reste plus qu’à ouvrir l’œil.
© Artpaugée – Studio Christian Baraja
Un ange averti en vaut deux
L’Ange thuriféraire à la tunique jaune a été peint dans les années 1520 par Bernhard Strigel un peintre méconnu de la Renaissance allemande. Ce petit tableau de 48,8 sur 61,2 cm faisait sûrement partie du retable d’une église Bavaroise, Notre-Dame-de-Memmingen, dont l’un des panneaux, L’ange à l’encensoir, est aujourd’hui exposé au Louvre d’Abu Dhabi. Le retable a sans doute été démantelé pendant la Réforme. On retrouve sa trace en France lors de ventes en 1816, 1818, puis en 1845. À l’époque, ce panneau est attribué au célèbre peintre allemand Dürer. Puis, il disparaît totalement des radars, jusqu’à sa découverte en juillet 2021 par Pauline Maringe chez un particulier de Toulouse, où il était entreposé depuis les années 1950. L’acheteur mystérieux pourrait être le Louvre d’Abu Dhabi : les deux anges et leurs encensoirs se retrouveront-ils dans le musée des Émirats ?