On l’appelait jadis « le quartier du chagrin » tellement il faisait peine avec ses rues mal faites, ses maisons de traviole et ses ouvrières aux pieds nus. C’est aujourd’hui un endroit ravissant et prisé, qui cache derrière un flux continu de bagnoles, une âme bucolique, une bulle de jazz, et des recoins charmants.
C’’est où ?
Au sud : la Garonne. Au nord, le canal de Brienne et ses platanes en guise de parasol. À l’ouest, le port de l’Embouchure, kilomètre zéro du canal du Midi. Et à l’est, la chaussée du Bazacle, premier gué des tout premiers Toulousains.
Les Amidonniers.
Art nouveau
Architectures de caractère, masures toulousaines et immeubles contemporains entretiennent ici de bonnes relations de voisinage. C’est le cas allée de Brienne (ci-dessous), autour de l’ancien domicile de l’architecte Marius Pujol, maître toulousain de l’Art Nouveau.
Champêtre
Des dizaines de milliers d’automobilistes passent chaque jour allée de Brienne, sans savoir qu’en contrebas s’étend le coin le plus champêtre de Toulouse : le bassin des filtres. Aujourd’hui obsolète, il fournissait par le passé de l’eau claire au canal latéral. On a beau se tenir entre rocade et cité universitaire Chapou, ce site baigné de lumière lauragaise est une authentique enclave de campagne, paradis des bourdons, des merles, des colverts, et des contemplatifs.
Amidon dans le nom
Leur activité générant pollutions et nuisances, les fabricants d’amidon ont été chassés des quartiers peuplés de Toulouse à la fin du XVIIIe siècle. Ils se sont établis sur un no man’s land à l’ouest du Bazacle. Un quartier a poussé là, entre le canal de Brienne et l’actuelle rue des Amidonniers tracée pour desservir les usines. On s’est longtemps défié de ce faubourg miséreux. On chantait en occitan ce refrain déchirant : Les filles des Amidonniers / N’ont pas de souliers aux pieds / Le dimanche elles vont danser / Le lundi elles n’ont pas de pain.
Beau Bourdelle
Comme le quartier fait la jonction entre Sept-Deniers et Saint-Pierre, ses habitants se rendent à pied à Ernest-Wallon. Au retour ils s’inclinent devant l’Héraklès archer, chef d’œuvre du sculpteur montalbanais Antoine Bourdelle. L’artiste a fait don de ce bronze en 1925, en hommage à l’équipe du Stade Toulousain championne de France 1912, dont la plupart des joueurs sont morts au combat en 14. À noter que le quartier abrite le dernier club de rugby du centre de Toulouse, le Toulouse Electrograz Club, réputé pour son terrain boueux plus du tout aux normes, et pour le très haut niveau de son école de rugby.
Boules de billard
On trouve deux boulodromes dans le quartier, qui brille surtout par son académie de billard. Au 12 rue des Amidonniers, deux portes battantes cachées dans un renfoncement s’ouvrent sur le 147, la plus grande salle de billard de France. 15 pools, 10 billards américains, 4 snookers, 3 cibles de fléchettes et 7 baby-foot Bonzini de compète y sont à disposition. Les prix sont modiques, et l’ambiance étonnamment décontractée.
Bulle de jazz
Le cœur jazz de Toulouse bat au 23 rue des Amidonniers depuis 1985 et la création du Mandala. Le Mandala, c’était une scène au rez-de-chaussée, et un appartement à l’étage où le maître des lieux, Jano Cartini, vivait avec sa famille. La salle a fermé en 2014 et a failli ne jamais rouvrir. Loris Peroldi, musicien habitué des lieux, s’est entouré de six associés pour le sauver : « Je ne me voyais pas laisser mourir le Mandala. C’était comme laisser s’éteindre la flamme du jazz », souffle-t-il. Ainsi est né le Taquin en 2016. Rien n’a changé, sauf le nom. 180 concerts par an, toujours du jazz et ses dérivés. Un resto ouvert en semaine à midi, avec une terrasse discrète en retrait de la coulée verte, dont les habitants du quartier gardent jalousement l’existence. Ils font de même allée de Brienne avec la terrasse-jardin ombragée du Friend’s café, insoupçonnable depuis la rue.
ça mord ?
Jean-Pierre Pagès est ici une figure familière. On le croise canne en main et chapeau de pêche sur la tête parmi les trottinettes et les mecs en costard. Son père lui a appris à pêcher en ville autant qu’en rivière. Il habite les Amidonniers depuis 20 ans et pêche indifféremment dans la Garonne, le canal du Midi ou le canal de Brienne, des silures impressionnants, des brochets et des blackfishs. « En ce moment la pêche est fermée, grimace-t-il. Maintenant que les pêcheurs ne sont plus là, ce sont les cormorans qui se régalent. »
Belle histoire, Bonne combine
Coraline est drômoise, Thomas est normand. Tous deux diplômés de pharmacie et de marketing. Leur idylle se noue à Castres, au Laboratoire Fabre. Ils y arrivent tous deux en 2014, lui comme stagiaire, elle comme chef de produit. Le soir, ils ne parlent pas médicament mais ripaille. Il vient du pays du fromage, elle vient d’une terre viticole. Ils ont donc beaucoup de choses à se dire. En 2018, ils se marient. Leur lune de miel autour du monde en sac à dos dure neuf mois. Ils abandonnent en chemin quelques illusions, et se fabriquent de nouveaux rêves. Un an plus tard, ils plaquent tout : elle sera caviste, il sera fromager. Le temps de se former, ils ouvrent en 2021 La Bonne Combine, fromagerie-cave à vin devenue l’un des commerces les plus courus du coin. « On adore le quartier. Ce mélange de vieux toulousains, d’étudiants et de familles » commence la première. « Les gens sont agréables. Ils sourient ! Est-ce une habitude toulousaine où est-ce propre au quartier ? » poursuit le second… Il n’est pas né le Toulousain qui fera la gueule à qui lui vend du vin et du fromage.
On dirait Nogent
À l’extrémité du bassin, côté rue des Amidonniers, la guinguette Le gros arbre a ouvert il y a deux ans dans l’ancienne maison du barragiste. Sylvain Denis et Bakul Sorkar, y servent une cuisine de l’époque : maison, locale et arrosée de vins régionaux. Le charme du lieu repose sur la terrasse-jardin ouverte au premier rayon de soleil. Les enfants jouent sous les tables pendant que les parents boivent l’apéro à l’ombre d’un cèdre quatre fois centenaire. La nuit, un ciel d’ampoules en couleurs s’allume au-dessus des têtes. Plus guinguette, tu meurs.
Nougaro vivant
Autre totem du quartier : la Maison Nougaro, péniche amarrée par Cécile-sa-fille au bassin de l’Embouchure. Ni club, ni musée, ni scène, mais un peu tout cela à la fois. On feuillette ses livres, on caresse son piano, on boit à sa table. On assiste à des concerts, des conférences, des visios. On s’attend à un musée pour chanteur mort, mais on comprend son erreur en entrant : plus que jamais, Nougaro est vivant.
Service public
La Brienne gourmande mérite le statut de service public. Katy et son fils Kaveh s’y relaient 7/7 jours jusqu’à 22 heures, derrière un comptoir où tout le quartier vient causer et acheter trois bricoles. Elle cuisine pour les anciens qui le demandent, il livre à toute heure pour qui a la flemme ou qui est trop malade pour marcher. La porte est ouverte hiver comme été, et rares sont les riverains ou les gens de passage que cette épicerie n’ait pas un jour dépannés : « J’ai vu passer Christian Labit et même Jean Tirole, s’amuse Kaveh. Y’a qu’à Toulouse qu’on peut servir à la fois des rugbymen et un prix Nobel ! »
6_questions à Ghislaine Delmond, maire de quartier Amidonniers, Compans-Caffarelli
L’esprit du quartier ? Tranquille parce que familial, et dynamique à la fois avec l’université et la cité Chapou.
Ses atouts ? Ce que le quartier a fait de son passé industriel. Je pense à la manufacture des tabacs occupée par l’IEP et l’UT1, et au Bazacle, ancien moulin devenu usine hydroélectrique.
Un projet dans les cartons ? L’aménagement et la végétalisation du parvis Brienne-Saint-Pierre dans le cadre du projet grand Parc Canal.
Un moment de la journée ? J’aime l’ambiance de la fin d’après-midi quand les enfants rentrent de l’école. Surtout le mercredi, jour de marché place Héraklès.
Votre endroit favori ? J’en choisis deux. La coulée verte le long de la Garonne, jolie promenade avec ses équipements sportifs. Et le bassin des filtres, où l’expression « nature en ville » prend tout son sens.
Un lieu où faire une pause ? La guinguette Le Gros Arbre dans le cadre champêtre du bassin des filtres, et Le Local, micro-brasserie de l’avenue Paul-Séjourné, où l’on boit la bière produite sur place.