« Couvrez ce cheveu blanc que je ne saurais voir. » Cette injonction sociale a fait long feu. Désormais les têtes chenues se hissent en couverture des magazines et émergent par milliers dans les rues de Toulouse. Qu’il s’agisse de céder à la mode ou de revendiquer fièrement leur âge, les femmes sont de plus en plus nombreuses à renoncer à la coloration. Une décision qui bouleverse tout autant le rapport aux autres que le rapport à soi.
Dans son livre l’Apparition publié en 2017, la journaliste de mode Sophie Fontanel raconte comment, à 53 ans, elle a laissé tomber la teinture pour laisser apparaître ses cheveux blancs : « C’était blanc comme tant de choses belles et blanches, les murs peints à la chaux en Grèce, le marbre de Carrare, le sable des bains de mer, la nacre des coquillages, la craie sur le tableau, un bain de lait, le radieux d’un baiser, la pente enneigée, la tête de Cary Grant recevant un oscar d’honneur, ma mère m’amenant à la neige l’hiver » y écrit-elle. Son témoignage, grand succès de librairie, est l’illustration hexagonale d’une tendance planétaire dite du going grey, dans laquelle la Toulousaine Marie Tessier se reconnaît parfaitement. Sexagénaire à la retraite, cette ancienne institutrice rayonne avec ses cheveux courts et son tricot multicolore, dans un décor verdoyant qui semble avoir été créé pour elle. Les yeux brillants et la voix enjouée, elle confie : « Ne croyez pas que je me vante… mais on m’arrête souvent dans la rue pour me complimenter sur mes cheveux. On me dit “Mais qu’est-ce qu’ils sont beaux ! Vous avez bien raison de les garder ainsi !” Et la plupart du temps, les femmes qui me complimentent me disent réfléchir à arrêter elles aussi les couleurs. »
Derrière le bac à shampoing de son salon de coiffure d’Escalquens, Christophe Guilhemat abonde dans ce sens : « Malgré les colorations encore très nombreuses, de plus en plus de clientes veulent assumer leur âge et sont prêtes à se laisser tenter par l’expérience nouvelle du cheveu blanc. » La tendance, déjà bien ancrée avant la crise sanitaire, s’est amplifiée pendant le confinement… même si certaines femmes ont depuis fait marche arrière : « Quelques-unes de mes clientes dont les cheveux blancs avaient poussé pendant le confinement sont revenues au salon en catastrophe pour faire une couleur. En général, elles me disaient “ Dans le miroir, je croyais voir ma mère !” »
Blanche depuis ses 35 ans à quelques excentricités capillaires près, Marie Tessier les assume parfaitement, sans doute du fait de son caractère un brin féministe, comme sa grand-mère, d’ailleurs. En reprenant les mots de son aïeule, elle confie : « Les cheveux sont la parure des femmes, comme un vêtement ou un accessoire». Sentence validée, ciseaux en main, par Christophe Guilhemat : « La femme qui aime porter les cheveux blancs doit avoir un style de folie à côté ! Elle va porter des lunettes rouges ou rigolotes, va s’assumer et oser une coupe un peu piquante, hyper-tendance. » Car le cheveu blanc est avant tout une affirmation de soi : « Au fil du temps, ils se sont adaptés à moi et moi à eux. On s’est construits ensemble », ose Marie Tessier. À tel point que certains la réduisent bien souvent à ce signe distinctif : « Ça m’a beaucoup agacée car je disparaissais derrière eux et on me reprochait de les couper. On réagit face aux cheveux blancs en fonction de ce que l’on est et ce que l’on a vécu. Certains jeunes me tutoient, d’autres me rangent dans la catégorie des mémés parce que mes cheveux sont blancs et qu’ils leur rappellent leurs grands-mères ! »
Une identité Entre affirmation et dilution d’identité, la limite est parfois floue. C’est le point de vue de Fabrice Lorin, psychiatre au CHU de Montpellier : « Dans la fiction, les femmes aux cheveux blancs s’illustrent souvent par leur intelligence ou leur pouvoir. C’est le cas de la Reine des neiges ou de la princesse Daenerys Targaryen dans Games of Thrones. Dans la vie publique, des femmes comme Elisabeth Badinter ou Christine Lagarde sont perçues de la même manière. Parfois, elles mettent inconsciemment de côté leur sexualité au profit de leurs compétences. Elles veulent délivrer un message d’originalité, de singularité. Cela rejoint la question de l’inversion des stigmates aujourd’hui et la manière dont on se différencie des autres. En arborant des cheveux blancs, on se distingue des autres femmes de sa génération sur un axe horizontal, et verticalement de sa mère ou de sa grand-mère » explique-t-il.
Dans son atelier de Villeneuve-Tolosane, Françoise Maisongrande pousse cette affirmation capillaire à son paroxysme. Née à Limoges, la créatrice a fait ses armes aux Beaux-Arts d’Angoulême et de Toulouse et exposé en Occitanie et à l’étranger. Artiste, formatrice, enseignante, elle sait endosser des rôles différents sans se départir de ses leitmotivs : « la liberté et l’échange ». Parmi ses projets artistiques, certains l’ont poussée à explorer l’humain hors des sentiers battus, en milieu hospitalier, carcéral ou dans les quartiers dits « sensibles ».
En 2012, elle se lance dans un projet tout personnel « work in progress » toujours inachevé. Avec des mèches de cheveux comme seul matériau, elle élabore de fil en aiguille une installation de cheveux tissés de 19 cm de large. En 2017, la bande courait sur 6,10 m. Elle atteint aujourd’hui 7,68 m. Un travail d‘orfèvre soumis à la quantité de cheveux disponibles et à la gloutonnerie des mites, qui lui permet de mettre en valeur cette matière vivante si riche de sens. Dans cette longue liane brune, se noue une histoire personnelle : « Il y a des cheveux plus clairs récupérés de l’enfance. Ma mère en avait gardé car elle était coiffeuse. Aujourd’hui il y en a même de mes enfants et de quelques amis très proches. Au départ, c’était une nécessité qu’ils soient bruns. Aujourd’hui, cela tire vers le blanc puisque c’est moi qui la nourris essentiellement. C’est donc un rapport au temps sans fin qui se construit, si ce n’est la mort ». Ainsi dans son œuvre « totale », l’artiste transcende la question de l’acceptation : « C’est une histoire universelle, un hommage aux femmes que même les hommes s’approprient.»
Chez les coiffeurs comme dans les galeries d’art, le cheveu blanc initie une réflexion sur soi, son identité et l’image que l’on souhaite véhiculer. Un signe de sagesse plus qu’un marqueur temporel, comme philosophe en riant le coiffeur Christophe Guilhemat : « Vieillir c’est emmagasiner de la maturité. Plus je vieillis, moins je suis con ! ». Sans doute le secret du bonheur, à un cheveu (blanc) près.
Un plongeon dans le grand Blanc
Passer de la couleur au blanc au seuil de la cinquantaine relève tout autant du parcours initiatique que de l’apprentissage de la liberté. C’est en substance la leçon que tire de cette expérience Sabine, une comptable toulousaine de 51 ans, qui ne ferait le chemin inverse pour rien au monde.
« Quand mes premiers cheveux blancs sont apparus, j’ai fait des couleurs. Pas vraiment pour moi. Plutôt pour la personne avec qui je vivais, pour mes collègues, pour mes filles. Il fallait être « soignée »… Mais à la longue, je me suis rendu compte que c’était néfaste et chimique. Que c’était une perte de temps et d’argent. Alors j’ai décidé d’arrêter. Les premiers temps, j’avais l’air encore plus négligée. Autour de moi, les remarques fusaient : « Tu devrais prendre un peu plus soin de toi. », « Il serait temps que tu fasses une couleur »… Mais j’ai tenu bon.
J’ai attendu que mes cheveux poussent pour aller chez le coiffeur. Je me suis fait faire une belle coupe. Je me trouvais très bien comme ça, mais j’étais bien la seule. Mes amis et mon entourage découvraient une Sabine qui avait 50 ans. Ça leur tombait dessus comme un coup de massue ! Ils n’osaient même plus m’en parler. Ça n’avait aucune prise sur moi : j’assume totalement le fait de vieillir. Plus j’avance dans la vie et plus je suis en harmonie avec mes pensées, mes convictions, ce que j’ai été, ce que je suis et ce que je serai. Même physiquement, je me plais davantage aujourd’hui que lorsque j’étais jeune, du temps des artifices, des “décorations”, du maquillage.
Alors, peu à peu, mon « nouveau moi » s’est imposé au regard des autres. Les premiers compliments sont arrivés : « Oh ! comme ça te va bien les cheveux blancs ! ». Quant à mes filles, elles voient que leur mère a 51 ans, qu’elle est dynamique et qu’elle n’essaie pas de paraître plus jeune. Je ne cherche pas à être un modèle pour elle, mais simplement leur montrer que la liberté s’acquiert. Surtout celle du corps. Que tu choisisses de faire des couleurs ou pas, de couper court ou de te laisser pousser les cheveux, de te maquiller ou pas… tu as toujours le choix. J’ai fait le mien. Et si demain je rentrais de chez le coiffeur avec une couleur, je suis persuadée que tout le monde trouverait que ça ne me va pas ! ».