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Sébastien Vaissière

LOL qui sort, rit

Une infirmière qui remplit le Zénith. Des soirées stand-up

à guichet fermé. Des pièces de boulevard qui font salle

comble. Un record d’affluence annoncé pour le Printemps

du rire… Manifestement les Toulousains éprouvent ces

temps-ci un besoin impérieux de rire, que les pros

du secteur expliquent par un effet de mode autant

que par une aspiration à s’extraire de la morosité.



Dans cette ancienne salle de tango de l’avenue de Lavaur, les bandonéons se sont tus il y a deux ans. Le lieu vit depuis 2022 au rythme des pièces comiques, à l’enseigne de La Comédie de la Roseraie, dernier café-théâtre créé à Toulouse, avec Le Flashback Café. La lecture des affiches suffit à saisir le positionnement de cette salle d’un peu plus de 100 places : SOS célibataire, Les adoleschiants, Mariés au premier ringard, Paroles de clitoris, Comment faire disparaître son ex… On vient clairement ici pour poser le cerveau et se marrer.


Derrière le comptoir, le gérant Mehdi Sersoub, 34 ans, ne boude pas son plaisir : « On dirait bien que 2024 est la première véritable année post-covid, constate-t-il. La salle est pleine, et le public très demandeur, aussi bien de spectacles adulte que jeune public. »

Avant la pandémie, ce Lyonnais a mis un terme à 12 ans de carrière dans la chimie pour renouer avec la comédie, une passion de jeunesse. Après avoir mené de front les deux carrières, jouant en tournée Le chômage c’est la santé, multipliant les apparitions dans des séries télé (La stagiaire, Plus Belle la Vie), il a sauté le pas en croisant la route de ses futurs associés dans un casting à Saint-Etienne. Propriétaires du Défonce de Rire, café-théâtre de Clermont-Ferrand, ces derniers essaiment depuis 2019 des établissements du même genre à Brest, Rennes, Besançon, Metz, et doncToulouse. Toujours sur le même modèle économique, et avec un succès croissant.

Mehdi Sersoub, qui jongle avec ses fonctions de gérant, de formateur et de comédien, explique le bon démarrage de son établissement par des ressorts sociétaux et des raisons pratiques : « Toulouse est en pleine croissance et la Roseraie est idéalement située. Les gens apprécient de se garer gratuitement dans la rue, chose inimaginable au centre-ville. Pour le reste, il est évident que le besoin de rire et de décompresser est immense, et que l’envie de se rassembler est de retour. »

À Montaudran, au Studio 55, salle de 250 places animée depuis trois saisons par le trio des Toulousains! (Frédéric Menuet, Melissa Billiard et Pat Borg), on mesure aussi cet engouement pour la comédie. Révélés par leurs vidéos virales sur le net, Fred&Melissa voient dans la vitrine que constituent les réseaux sociaux l’origine du succès actuel du spectacle d’humour… « Les réseaux et le stand-up ont rendu ces spectacles plus intergénérationnels et familiaux qu’ils ne l’étaient, constate Melissa. Parfois ce sont les enfants et les ados qui accompagnent les parents, parfois l’inverse. » Fred a parfaitement intégré la chose : « Dans notre programmation et nos tarifs, on fait attention à cette dimension familiale. Dans notre écriture aussi, d’ailleurs. Rien ne me fait plus plaisir que lorsqu’on qualifie nos créations de “spectacles d’humour familial”. »

La vogue du stand-up et de l’humour à scroller aurait, de plus, une vertu capitale pour les provinciaux : « Elle jette des ponts entre les artistes et le public, se réjouit Melissa, fait éclater le côté parisien du milieu, et permet l’émergence de talents partout en France. » Seule ombre au tableau, le statut légal flou des bars qui accueillent du stand-up sans licence et rémunèrent les artistes au chapeau. « Pendant que nous, on paie tout le monde, de l’ouvreuse jusqu’aux comédiens…» grince le duo en stéréo.

Il est vrai que la vingtaine de bars et restaurants toulousains qui accueillent des plateaux de stand-up (Ô Boudu pont, Bear’s house, London Town, Kalimera, Le 500, Le Florida, Le Duplex, Le Prima Circus, etc.) pourrait un jour concurrencer les théâtres. Alors que cette offre était quasiment inexistante il y a cinq ans, on peut désormais s’offrir un spectacle de stand-up tous les soirs de la semaine et du week-end.


Trash, noir, osé


Mehdi Sersoub (qui programme des sessions stand-up à 12 euros), n’est pas inquiet : « C’est un épiphénomène. Même si je fais un peu la grimace parce qu’on paie tout le monde et qu’on a une licence de spectacle, je sais que c’est une mode et qu’elle passera. »

Gérard Pinter, créateur du théâtre des 3T, l’a un peu plus mauvaise : « La gratuité, je trouve ça odieux. Sans place payante, on ne peut pas rémunérer de comédien. » Courroux partagé par Anaïs Boucheron Seguin, qui dirige le Citron bleu, le  doyen des cafés-théâtres de la ville : « Au-delà des questions que posent la rémunération au chapeau et l’absence de licence, ces pratiques laissent supposer que le spectacle vivant peut être gratuit. Je me bats contre cette idée depuis 10 ans. Le stand-up ne doit pas échapper à la règle. Rappelons que le Jamel Comedy Club n’est pas un bar, mais un théâtre payant ! » Et de souligner à quel point des salles comme la sienne sont nécessaires à l’émergence des talents, en rappelant que le spectacle joué par Élodie Poux au Zénith est au mot près celui qu’elle proposait au Citron bleu avant de connaître le succès. Le Citron bleu, bien que toujours couru et souvent plein, n’a jamais retrouvé sa fréquentation d’avant covid : « J’ai une jauge à 90. Avant, faire 40, c’était nul, aujourd’hui je considère cela comme satisfaisant. » Anaïs Boucheron Seguin profite toutefois du regain d’intérêt du public pour l’humour : « Le besoin de se libérer par le rire est frappant. Plus c’est trash, osé, noir, et plus ça cartonne. Je le sens tous les soirs de spectacle. Je perçois aussi que le modèle s’éteint. Les artistes postent trop de contenu gratuit sur les réseaux. C’est une fausse bonne idée. D’autant qu’on peut déjà voir des spectacles entiers sur Netflix ou Canal. Dans 20 ans, les salles comme le Citron bleu n’existeront plus. Je ne blâme personne. Moi aussi je fais partie du problème. Quand je veux écouter une chanson, par exemple, je n’achète plus le disque, je demande à Alexa ! »


" Tout le monde sature aujourd’hui. Chacun satisfait son besoin d’humour cathartique comme il peut "
Yann Valade, directeur de la Cave Poésie René-Gouzenne

Pour l’heure, le modèle tient encore. Le mois dernier, Caroline Estremo, encore infirmière il y a peu, a rempli le Zénith de Toulouse pour la dernière de sa tournée française (voir p28.). Toujours au Zénith, le Printemps du rire attend une affluence record pour sa soirée de gala. Pas sûr toutefois, à écouter la directrice du festival MaryDievart, qu’il faille s’en réjouir : « Si les spectacles d’humour marchent si bien, c’est qu’ils font office d’exutoire aux malaises sociaux et à la violence de notre temps. Quant aux Comedy clubs, ils ont abattu la barrière entre le public et l’artiste et sont devenus des exutoires collectifs qui impliquent autant les humoristes que leurs spectateurs. »


Cave Po thérapie


Ce vent de rire libérateur qui balaie tout sur son passage souffle jusque sur les scènes où on ne l’attend pas, à commencer par la Cave Poésie René-Gouzenne. Même si l’on s’y prend moins la tête que ne le croient ceux qui n’y mettent jamais les pieds, l’institution toulousaine créée en 1968 demeure le temple de la culture engagée et du spectacle intello. Depuis quelques saisons pourtant, son directeur Yann Valade programme des spectacles plutôt marrants, dont il affiche clairement la dimension humoristique : « Je suis arrivé à la Cave Po en 2015. On sortait à peine de Charlie, et on a pris le Bataclan. Puis Covid, Ukraine, Gaza. Tout le monde sature aujourd’hui, moi le premier. Si les spectacles d’humour ont autant de succès, c’est parce qu’on a du mal à encaisser tout cela. Chacun satisfait son besoin d’humour cathartique comme il peut. Certains avec du stand-up, d’autres avec du Boulevard. À la Cave Po, on essaie de proposer un humour intelligent qui interroge. »



Yann Valade a trouvé l’incarnation de cet humour intelligent en la personne de Gaspard Chauvelot. Ce comédien qui se dit lui-même « issu du théâtre contemporain conceptuel du Ring et du Hangar », est venu progressivement à l’humour. D’abord au sein du collectif Hortense en incarnant un décodeur des médias empruntant les codes du stand-up. Ensuite dans ses Tentatives d’Épuisement à la Cave Po, dans lesquelles il commente l’actu comme s’il s’agissait de fiction imaginée par des scénaristes et interprétée par des acteurs. « L’humour lui offre la possibilité d’aller loin sur des sujets sensibles. Il n’impose pas son point de vue mais souligne l’absurde, les coïncidences, les énormités. C’est au spectateur de faire le reste du chemin » détaille Yann Valade. Enfant de théâtre contemporain et du stand-up, Gaspard Chauvelot trouve son compte dans cet exercice aussi libérateur pour lui que pour le public : « S’amuser naïvement de l’actu hyper lourde du moment la rend plus digeste. Ces spectacles me font du bien. Ils ont un côté thérapeutique pour supporter le monde comme il va. »

En plus de ces revues de presse, Gaspard Chauvelot assure quatre fois par an depuis 2021, toujours à la Cave Po, un compte-rendu humoristique des conseils municipaux. Parfois il lui suffit pour déclencher le rire de lire le verbatim des échanges.

D’autres fois il s’adonne à des portraits d’élus. On dit que l’opposition y court. La majorité, plus rarement : « Cet exercice m’a changé. Je suis davantage préoccupé par la politique que quand j’ai commencé ce projet. C’est pour moi un formidable champ d’exploration formelle. »

Qu’il s’agisse des spectacles de Gaspard Chauvelot ou d’autres incursions de l’humour (stand-up compris), le public de la Cave Po suit, et se régale : « Si même moi j’en ai assez du tout-intello, je me doute bien que c’est aussi le cas du public » s’amuse Yann Valade, qui valide en cela l’adage de Brecht : « Un théâtre où on ne rit pas est un théâtre dont on doit rire. »

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