En octobre, après la rentrée littéraire, ses esclandres, et ses montagnes de bouquins déversés chez les libraires comme du fumier sur un trottoir de préfecture un jour de manif’ de viticulteurs, le lecteur de romans frise généralement l’overdose. Pour s’en guérir, nul besoin de s’astreindre à une diète de lecture. Mieux vaut lire autre chose, autre part, autrement… et local. Et c’est précisément ce que propose Boudu dans les pages qui suivent. Au fil de quelques interviews, portraits, récits ou bonnes feuilles, on naviguera avec l’auteur-voyageur Bernard Jimenez dans le sillage du grand Lapérouse, on choisira ses prochaines lectures dans le camionlibrairie de Sonia Luque, on cherchera en vain le salut dans les nouvelles sans issue de Gabriel Sandoval, on apprendra aux enfants en douceur (et avec Sophie Nanteuil), que leur identité n’est pas déterminée par le sexe de la personne qui les attire, et l’on fraiera avec les proxos et le show-biz dans les souvenirs enfumés de Ginette Mone, l’ancienne dame pipi des mythiques Bains-Douches aujourd’hui retirée dans le Gers. Le tout en quelques pages, en quelques minutes, et sans distinguer les projets autoédités de ceux portés par de grandes maisons. Pour un mois d’octobre aux antipodes du Moix de septembre.
De loin, Gabriel Sandoval paraît facile à cerner. On le sait Espagnol de León arrivé en France dans les maigres bagages de ses parents. On le sait spécialiste du flamenco, auteur d’ouvrages de référence sur le sujet. On le sait à l’origine des textes de son frère Bernardo, le guitariste totémique de la scène world toulousaine. Et depuis son premier roman paru chez Cairn en 2008, on le sait artisan d’une œuvre littéraire en clair-obscur, qu’il serait malvenu de réduire à sa dimension biographique ou à l’hispanité de son auteur.
Lola, son dernier recueil de nouvelles, poursuit le sillon tracé dans les deux premiers romans. Des histoires de femmes libres, des tentations de disparaître, des fuites ratées, une fausse évasion, de voies sans issue. Des cars qui partent vers Madrid, des trains qui ne quitteront jamais Matabiau. Des anges qui jaillissent de la fange, des coups de volant, des coups de couteau, des flaques de sang et des torrents de passion. Et une petite pépite, Initiation, qui fige en quelques pages l’exil sentimental d’un garçon de sixième gentiment ignoré par celle qu’il aime. Car il y a de l’amour dans les nouvelles de Gabriel Sandoval. Beaucoup d’amour. Mais des amours ternies, et qui ne suffisent pas.
Extrait :
Dans le salon, son oncle Manuel, marcel blanc et verbe haut, commentait les actualités dont il ne comprenait pas tout ; son fils Jorge les lui traduisait parfois, Luisito n’en avait rien à faire et sa femme Luisa les regardait par bribes, tout en débarrassant la table.
Ce fut au moment où elle apporta le café à son mari, verre Duralex, deux sucres, en silence et le sourire aux lèvres, que la nouvelle tomba.
Elle ne fut pas annoncée par le présentateur du journal téléviseé mais par Magdalena :
– Je vais vivre avec quelqu’un, on se connaît depuis six mois. Bien sûr je continue mes études mais j’ai trouvé un travail, je garde des enfants…
Sa tante, dans la cuisine, se retourna, le sourire avait disparu, une assiette lui échappa des mains et se brisa par terre, son oncle arrêta d’un geste sec et sonore de touiller son café, ses cousins se regardèrent comme paralysés et auraient préféré quitter la table.
La chape de plomb était bien trop lourde et le regard de leur père trop imposant !
– Tu vas vivre avec quelqu’un ? Tu vas vivre avec quelqu’un ? répétait-il.
La phrase montait en boucle, il commença à tambouriner avec sa cuillère sur la table, puis contre le verre, de nouveau sur la table, jusqu’à frapper d’un coup sec, la lâcher et pointer son doigt sur sa nièce.
– Tu ne quitteras pas cette maison, tu es inconsciente, tu crois que tu es venue ici pour t’amuser ?
Manuel avait oublié qu’elle avait vingt-deux ans.
Elle ne voyait plus Iman qu’une fois par semaine, chaque fois de manière clandestine, le temps toujours compté ; ils évitaient même d’être trop ensemble à l’université, même si tous savaient.
Magdalena posait jour après jour les pièces du puzzle, accouchait d’elles avec fulgurance, lambeaux de sa nouvelle vie, à fleur de peau.
Cela faisait plus de deux ans qu’elle était en France, les ailes de la chrysalide frémissaient déjà. Rien ne la déroutait, ni ne l’effrayait.
Elle ne serait pas celle que tous voulaient qu’elle devienne, une sage et brillante étudiante, puis, à son retour en Espagne, un excellent professeur de français, à la grande satisfaction de toute la famille.
Mais elle restait insondable, hors cadre, traversait le temps sans que rien ni personne n’ait de prise sur elle.