Au moment d’écrire ce texte, nous attendons le déconfinement, tout en le redoutant. Même si le bilan est à ce jour très lourd, le confinement a évité des centaines de milliers de décès. Mais le déconfinement est attendu car son coût social et humain est très grand. Certes il a permis de montrer l’inventivité des uns pour donner du baume au cœur aux autres et mettre des sourires sur les lèvres. Il a permis de mettre en œuvre des chaînes de solidarité avec le dévouement de nombreux citoyens qui se sont engagés bénévolement auprès d’associations. Il y a bien sûr les applaudissements à 20h. Il a révélé l’efficacité de moyens de télécommunications qui ont permis le maintien de liens professionnels, familiaux et amicaux. Pourtant on se lasse des apéros numériques, des réunions à distance, on ne supporte plus l’absence des contacts directs, des pauses café où s’échangent informellement des idées. Surtout il y a de la souffrance. Pour certains ce sont les difficultés d’allouer son temps et de faire le grand écart entre télétravail, éducation des enfants et ravitaillement. Surtout il y a tous ceux qui n’ont que le temps à passer dans des appartements exigus, les violences plus ou moins graves, les contraintes sur l’approvisionnement avec de longues queues. Il y a pour tous, la perte de notre liberté fondamentale, celle de se déplacer où bon nous semble quand bon nous semble. Ce déconfinement est aussi attendu pour tous ceux qui craignent le chômage, et par tous les chefs d’entreprise qui craignent la faillite. Cette période de confinement, même si elle a réussi à conserver le milieu hospitalier en-dedans des capacités maximales de réanimation, coûte cher aux français, très cher, 100 millions d’euros par heure.
Cependant ce temps de déconfinement est redouté, tout d’abord parce que l’on ne sait pas grand-chose de ce virus. Si on sait qu’il est redoutablement efficace pour se propager, et qu’il est mortel dès qu’il rencontre des fragilités chez ceux qu’il a infecté, nous ne savons pas d’où il vient, si on peut en être immunisé, s’il résiste à la chaleur, s’il reste actif sur les supports inertes. On a entendu tout et son contraire là-dessus. Il y a aussi que les tests manqueront, que certains tests ne sont pas encore disponibles, que beaucoup de tests ne sont pas totalement fiables avec une probabilité non négligeable de faux négatifs. On ne sait pas si on aura assez de masques. On ne sait pas si tout un chacun respectera les différentes règles de distanciation sociale et notamment comment les autorités organisatrices des transports publics les mettront en œuvre. On ne sait pas si au bout du compte une seconde vague arrivera qui nous obligera à nous confiner à nouveau. Car c’est bien cette stratégie dite de stop & go que le Président Macron et son gouvernement ont adopté. Personne ne sait vraiment si cette stratégie permettra d’atteindre l’immunité de la population en limitant le nombre de vies perdues en comparaison de la situation où aucune restriction n’aurait été imposée, un peu comme c’est le cas en Suède.
L’incertitude, maître du monde et du temps
L’incertitude est donc une voire la donnée majeure de cette période. Sur la base de l’histoire économique, celle qui englobe les crises économiques des XIXème et XXème siècles mais aussi la crise financière de 2008, les gouvernements et les institutions financières ont vite réagi. On a rarement vu une telle unanimité pour agir vite et fort. Le gouvernement français a mis sur la table 100 millions d’euros, l’Europe 500 millions et la BCE 750 millions. Il n’est pas nécessaire de rentrer ici dans le détail des mesures et des débats techniques. L’objectif de toutes ces mesures est de littéralement geler l’économie pour conserver les capacités productives et les chaînes logistiques afin de redémarrer la production dans les meilleures conditions. A court terme les marchés financiers ont plutôt réagi à toutes ces mesures et ont même repris un peu de couleur, ce qui est une bonne chose car la perte de 25 à 30 % des cours de bourse a fait mal à l’épargne de tout un chacun.
Ici une mise en garde s’impose : il n’y aura pas de « free lunch », nous devrons rembourser tout ou partie des dettes créées. Difficile de dire la forme que cela prendra : emprunt obligatoire, impôts, taxes, ou augmentation du temps de travail. Cette dernière piste n’est pas la moins mauvaise car il sera difficile de partir en vacances pour beaucoup de gens qui verront une baisse forte de leurs revenus (entre 10 et 20% selon les estimations) et parce que des contraintes sur notre mobilité vont s’imposer pendant longtemps. En tout cas ces mesures de préservation de l’économie et d’accompagnement de la crise cherche en quelque sorte une réactivation de l’inflation. En effet, le confinement, parce qu’il entraine à la fois une contraction de l’offre (moins de production parce que les entreprises sont fermées) et de la demande (moins de revenus, moins de possibilité de dépenser, constitution d’épargne de précaution), est globalement déflationniste. Toutes les mesures prises par les gouvernements visent à maintenir la demande à un niveau assez élevé tant que l’offre reste contractée de façon à avoir assez d’inflation pour donner une marge de manœuvre aux producteurs pour refaire leurs marges et relance la production, mais aussi pour faire baisser le poids de la dette qu’on a justement créée pour soutenir les entreprises. Notons que ces mesures macroéconomiques s’accompagnent de mesures plus microéconomiques, comme le soutien aux producteurs locaux. Mais dans tous les cas, on aura amputé l’épargne de chacun. Pas de free lunch en effet.
Toutes ces mesures économiques, si elles permettent de maintenir le système productif, ne permettront pas un redémarrage rapide. Difficile d’imaginer que l’on aura un scénario en V comme disent les macroéconomistes. Avec une ponction sur les revenus, l’épargne et des prix plus hauts et une tendance à privilégier l’épargne plutôt que la consommation, il faut plutôt s’attendre à une phase de reconstruction économique très longue qui devra être soutenus par des plans de relance massifs de l’activité économique quand on sera sortis de cette épidémie.
Après la crise sanitaire, la globalisation
On a entendu dire que le coronavirus avait ou allait tuer la globalisation. Il y a probablement du vrai et du faux dans cette affirmation.
La mondialisation des productions et des échanges s’appuie sur la théorie des avantages comparatifs de Ricardo. S’il n’y a pas beaucoup de lois en sciences économiques, il faut bien reconnaître que cette théorie présente le caractère immuable d’une loi. Elle dit que chaque pays a intérêt à se spécialiser dans les productions pour lesquelles il a un avantage comparatif en termes de coûts. Cette loi n’est en fait que la formulation moderne du troc des mondes primitifs et il y a peu de chance qu’elle ne fonctionne plus dans le monde d’après. Alors d’aucun s’écrira : « Va-t-on alors continuer à laisser la Chine produire tous les masques chirurgicaux dont on manque cruellement aujourd’hui mais aussi des médicaments basiques bien connus que nous consommons très régulièrement ? »
Si nous voulons produire ces masques et ces médicaments sur notre territoire, c’est que nous devrons déroger à la loi de Ricardo et donc produire ces masques et ces médicaments à un coût plus élevé. La question est donc : Est-on prêt à payer plus cher ces produits ? Est-ce que ce virus invisible nous fera enterrer ce cher Ricardo ?
Pour répondre, osons regarder ce que nous faisions dans le monde d’avant, face à d’autres particules invisibles qui tuent tous les jours, celles qui sortent des pots d’échappement de nos automobiles dont nous ne pouvons ou ne voulons pas nous passer pour aller travailler tous les jours. Cette pollution tue et même tue plus que le covid 19. Avons-nous accepté de payer plus cher notre essence ? Non, nous avons eu les bonnets rouges puis les gilets jaunes et nous avons décidé d’enterrer toutes les taxes sur les émissions de carbone, en prenant tous les prétextes possibles.
Alors pourquoi ferions-nous pour le covid 19 ce que nous ne faisons pas pour les particules fines qui s’échappent de nos destriers mécaniques nourris au pétrole ? Certes on pourrait rationaliser notre comportement aberrant en considérant que nos voitures sont utiles alors que franchement nous n’avons que faire du covid 19. Mais est-ce suffisant pour accepter de payer plus cher nos masques et nos tests en les produisant en France ? Les économistes en doutent parce que personne n’est prêt à payer pour éviter un virus qui peut toucher tous les autres, mais pas moi.
La globalisation n’est pas et ne sera pas remis en cause. D’ailleurs aujourd’hui même, paradoxalement elle nous aide : heureusement que la Chine produit aujourd’hui massivement des masques parce que, même si nous avions aujourd’hui des capacités de production significatives de masques en France, nous ne pourrions pas les utiliser puisque nous serions confinés et donc incapables de faire tourner nos usines comme ce fut le cas quand la région de Wuhan, grande productrice de matériel sanitaire, était confinée ! De facto la globalisation économique nous sauve un peu.
Demain on fera mieux
Quelle prétention à vouloir dessiner le monde de demain alors que personne ne sait quand et comment tout ceci finira ! Toujours est-il que, dans cette période tragique, il y a un besoin de se projeter dans l’avenir, peut-être à cause d’un instinct de conservation. Alors esquissons quelques pistes de réflexion à partir de ce qu’on peut observer de cette crise sanitaire.
Partons de l’exemple de la gestion du stock de masques en France en cas d’épidémie. En janvier la France produisait 4 millions de masques hebdomadaires et avait en stock près de 200 millions de masques. Bref, sur la base de ces chiffres, tout allait bien, la production était suffisante…en temps normal ! Clairement nous n’avions pas anticipé que nous aurions besoin de 40 millions de masques par semaine juste pour les soignants. Et combien en faudrait-il pour tous les français dans cette période épidémique ? Peut-être 200 millions par jour ! A l’évidence nous n’avions pas prévu ces besoins, parce que, très probablement, nous avons minimisé, sciemment, fortuitement ou même inconsciemment, les ravages des épidémies comme celle de l’hiver 1968-69 qui a fait plusieurs dizaines de milliers de morts, ou toutes celles qui ont suivi : VIH, SRAS, H1N1, que sais-je encore. Le risque épidémique existait donc, et les besoins de protection étaient potentiellement énormes, et nous avons considéré qu’il valait mieux laisser partir la production des masques en Chine. Il faudra évaluer ces décisions. Il y a pourtant bien longtemps que les économistes français, dans la tradition de Jules Dupuit, ont convaincu le législateur de la nécessité de choisir les politiques publiques sur la base d’évaluation de leurs avantages et inconvénients pour toute la durée de leur application et donc pour tous les risques qui peuvent subvenir, et notamment en prenant en compte proprement le coût des vies humaines perdues. On peut faire l’hypothèse que dans le cas des masques, soit on a mal évalué les risques épidémiques soit des erreurs ont été faites dans les analyses coûts-bénéfices. En tout cas, cette histoire des masques pointe vers une ou des failles de notre gouvernance collective. Dans le monde d’après, ce n’est pas la globalisation qui est sur la sellette, c’est tout d’abord notre mode ou nos modes de gouvernance.
Faudra-t-il alors revenir à la planification, à l’« ardente obligation » du plan comme le souhaitait le Président Charles de Gaulle après 1960 ? Alors qu’il n’y a aucune raison de faire du fonctionnement libre des marchés le bouc émissaires de nos tourments actuels, tout concoure à la nécessité de renforcer nos capacités d’échanges entre experts scientifiques, décideurs politiques et économiques, différents contre-pouvoirs et citoyens, à condition de miser sur la transparence et l’indépendance des dialogues. Laissons aux politistes le soin d’analyser les causes de la perte d’efficacité de l’Etat dans le processus décisionnel et de nous proposer de meilleurs schémas de gouvernance.
Tout en risquant d’être accusé de prêcher pour ma paroisse, ces réformes de nos gouvernances appellent des investissements encore plus importants qu’après la crise de 2008 dans la recherche et l’éducation. Même si les débats sont âpres et souvent pollués par les fake news, l’éclairage scientifique est aujourd’hui fondamental. Si les progrès de la connaissance sont gigantesques, virologues, épidémiologistes, économistes et chercheurs des sciences sociales et humaines doivent renforcer leur coopération scientifique pour mieux se préparer à la prochaine crise.
Cette réexamination de nos gouvernances, tant au niveau national qu’européen d’ailleurs, ne pourra toutefois pas faire l’impasse sur nos expériences durant ce confinement.
Les français ont appris que se protéger c’est aussi protéger les autres. Nous avions bien exprimé notre solidarité pendant les attentats de 2015 mais, avec le Covid-19, il y a en plus que nous voyons que chacun peut faire quelque chose pour l’autre, en l’occurrence respecter les différentes règles de distanciation. En plus de cette solidarité sociale, cette crise nous rappelle le rôle et l’importance de la solidarité économique qui n’est autre que la division du travail chère à Adam Smith, celle qui lie des hommes différents pour produire une aiguille ou un tee-shirt. Elle nous rappelle la fable de La Fontaine où le lion a besoin d’un plus petit que soi.
A l’évidence nos choix politiques futurs ne pourront pas ou plus faire l’impasse d’un impératif de solidarité. A l’évidence nous allons chérir notre liberté car le confinement nous en a privé. Il y aura une volonté de liberté, pas simplement celle de se déplacer, mais aussi celle d’entreprendre sans subir des amas de contraintes parce que l’initiative privée et décentralisée a fait des merveilles durant cette période. A l’évidence, cette crise met en scène notre puissante rage de vivre. Avec l’allongement de la durée de vie, nous ne sommes plus prêts à mourir. Le développement des systèmes de santé va devenir une priorité des politiques publiques.
D’autres évolutions sont envisageables. La formidable efficacité des moyens de télécommunications pourraient rendre les villes moins utiles pour la croissance économique. Depuis le moyen-âge, les effets d’agglomération, c’est-à-dire tout ce qui facilite les échanges entre individus, ont été le moteur de la productivité. Mais les risques épidémiques pourraient conduire à choisir des modes d’organisation différents pour une partie significative du secteur productif, privilégiant plus de distances entre les individus et donc les espaces moins denses.
Et la mondialisation après tout
Voici bien du pain sur la planche pour réformer nos gouvernances. Comment imaginer alors que la globalisation elle-même et que les modes de gouvernance internationaux ne seront pas impactés par ces changements ? De fait cette pandémie engage un mouvement de globalisation culturelle. Au-delà de la simple observation que les européens se mettent à porter des masques alors qu’il y a peu encore ils se riaient de cette pratique des touristes asiatiques, nous allons devoir renforcer encore nos coopérations internationales, notamment en matière de recherche et développer des normes sociales communes, même si les rapports entre les Etats risquent d’être rugueux sur les responsabilités des uns et des autres dans la tragédie que nous vivons.