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BOUDU

Nicole Belloubet : pas si sage

Nicole Belloubet, quel rôle le Conseil constitutionnel joue-t-il exactement dans l’organisation de l’élection présidentielle ? Nous sommes compétents de A à Z. Tout passe par le Conseil constitutionnel, des avis sur tous les textes qui organisent les élections à la vérification des parrainages. Cette année, la loi a conduit à les publier régulièrement pour plus de transparence. Et puis, passé le jour de l’élection, le conseil siège sans discontinuer pendant trois jours pour vérifier les résultats. Et c’est le président du Conseil qui proclame officiellement élu le président de la République. Vous n’étiez pas programmée pour siéger dans cette grande institution de la démocratie française… C’est vrai. Quand Jean-Pierre Bel me l’a proposé en 2013, j’étais vice-présidente du conseil régional et heureuse de l’être. Le Conseil constitutionnel, pour une ancienne étudiante en droit comme moi, semblait totalement inatteignable et magnifique. Certains, à l’époque, y ont vu un moyen de vous évincer de la course à la présidence de la Région… Être présidente de Région, c’est une fonction extraordinaire ! C’est une fonction qui m’aurait plu. Je l’ai d’ailleurs dit à Carole Delga quand elle s’est présentée. Ce que je fais au Conseil constitutionnel est passionnant, exceptionnel, mais plus statique. C’est un travail de contrôle. Vous empêchez certains textes qui pourraient porter atteinte aux libertés d’entrer en vigueur, mais vous n’êtes pas dans l’action, dans la construction de politiques publiques, comme on peut l’être au sein d’une région. Est-ce que c’était un piège de me proposer le conseil ? Je ne sais pas.

En quoi le rôle de présidente de Région vous paraît-il si enviable ? Il paraît plus facile de représenter la Région que l’État parce que l’action y est immédiatement plus visible. Quand j’étais rectrice, je me souviens que j’étais un peu chagrine de voir Martin Malvy encensé les jours d’inauguration de lycées, alors que moi, je ramais ! Pourtant, c’est l’État qui, évidemment, mettait à l’époque le plus d’argent. À la Région, j’ai beaucoup aimé le travail d’équipe, notamment avec les élus. Et puis j’ai travaillé sur les contrats de site, avec l’idée de regrouper l’ensemble des acteurs pour créer une dynamique pour faire vivre les territoires. Un amour pour la Région qui vous conduit à abandonner votre mandat municipal en 2010. Pourquoi ? Je n’y ai pas renoncé. J’ai reçu, la veille de la clôture du dépôt des candidatures, un coup de fil de Martin Malvy me proposant de faire partie de sa liste avec un portefeuille important autour de l’éducation, l’enseignement supérieur et la recherche. Immédiatement, j’ai été tentée, car cela me permettait de retrouver un domaine que je connaissais bien. Mais, même si j’ai abandonné mes fonctions d’adjointe après l’élection de Martin Malvy, j’ai gardé mon mandat de conseillère municipale parce que je souhaitais rester aux côtés de l’équipe dans laquelle j’avais été élue.

J’ai été d’une loyauté absolue avec Pierre Cohen.Comment expliquez-vous qu’au même moment, une version tout à fait différente courait à Toulouse ? On racontait que Pierre Cohen souffrait de l’ombre que vous lui faisiez. On a raconté beaucoup de choses... Je ne vois pas en quoi je lui faisais de l’ombre. J’ai été d’une loyauté absolue et il ne pouvait pas en être autrement. Un adjoint n’a que le pouvoir que lui laisse le maire pour agir. Ma relation avec Pierre était exactement comme pendant la campagne, c’est-à-dire hors des cercles proches. Pourquoi ? Je n’en sais rien. J’en prends ma part de responsabilité. Peut-être que je ne savais pas faire. Vous aviez pourtant été rivaux lors de la primaire du PS en 2008... Sur le moment, ça m’a agacée d’avoir été battue ! Mais avec le recul, cela fait partie des aventures de la vie. Quand Pierre m’a proposé d’être seconde sur sa liste, j’ai accepté sans hésiter. J’avais d’excellentes relations avec lui. Je l’appréciais beaucoup, je le trouvais énergique, sympathique avec moi. Je trouvais que Pierre avait beaucoup de qualités. Une rigueur, une honnêteté. Et puis je n’ai pas hésité parce que je me suis dit que ce serait quelque chose de collectif. Les choses ont évolué différemment pour des raisons mystérieuses. Mystérieuses ? En réalité, ce sont des raisons très pragmatiques qui ne m’ont pas permis d’entrer dans le cercle très resserré autour du maire.  Je travaillais en tant que professeure. Donc, même si tous mes cours commençaient à 8h du matin, je n’avais pas la disponibilité de ceux qui n’exerçaient pas d’activité professionnelle. J’ai fait le maximum mais je n’ai pas réussi à trouver une osmose parfaite avec l’équipe municipale. Il y a peut-être eu une incompréhension. Il vous propose pourtant d’être sa première adjointe, en charge de la culture… Oui, et ce furent deux années de grand bonheur. Un souvenir extraordinaire. J’ai découvert des gens formidables. On a organisé les assises de la culture qui nous ont pris une énergie folle mais elle nous a été rendue au centuple. Je sentais que ces assises créaient une communion autour des acteurs de la culture. Qu'en retenez-vous ? Qu’on peut susciter de l’enthousiasme et de l’adhésion mais qu’il faut se donner les moyens de suivre les choses ensuite. Dégager une ligne, c’est assez facile, mais après, il faut être capable de répondre aux attentes de ceux qu’on a mobilisés… et ne pas être contraint par le budget. Ces assises avaient fait naître un tel vent d’espoir que dans le milieu de la culture, où l’on aime bien l’uchronie, certains se demandent à quoi ressemblerait la culture à Toulouse si vous étiez restée à la mairie. N’avez-vous pas de regrets ? Seule, je ne pouvais pas y arriver. J’ai rarement vu des systèmes aussi centralisés que dans les collectivités territoriales. Mettre en place une politique culturelle, c’est comme dans l’éducation, il faut du temps. À la fin des assises de la culture, nous avions fait un plan sur six ans. Et nous avions commencé à le mettre en œuvre.

Cette expérience a-t-elle modifié votre rapport à la culture ? Disons qu’elle m’a fait découvrir un monde et des gens. Je n’avais aucun a priori. Je connaissais seulement les membres de l’Orchestre du Capitole, que j’avais reçus pendant la campagne. J’ai découvert toutes les petites associations culturelles qui maillent le tissu local et qui font souvent un travail extraordinaire. Avec le recul, diriez-vous qu’il faut désinstitutionnaliser la culture toulousaine ? Je ne sais pas. Ce que font l’Orchestre ou le théâtre du Capitole, c’est formidable. En revanche, un accès plus large à ces lieux de culture est nécessaire. Il faut donc de l’argent et des choix politiques forts. Ce que fait le théâtre Garonne, par exemple : il n’y a pas plus institutionnel, pourtant c’est à l’avant-garde et c’est un lieu très ouvert. Certains considèrent pourtant que Toulouse manque d’événements culturels majeurs. Qu’en pensez-vous ? Autant je pense qu’il faut densifier, notamment dans les quartiers, les actions culturelles et donner accès à des espaces de culture, autant je regrette qu’il n’y ait pas quelques évènements d’importance nationale à Toulouse. Je me rends fréquemment à Montpellier pour voir de grandes expositions souvent coproduites. Je trouve dommage que cela ne soit pas le cas à Toulouse. Lorsque vous rejoignez le conseil régional, ce n’est pas la première fois que vous joignez l’acte à la parole. En 2005, vous aviez démissionné de votre poste de rectrice de l’académie de Toulouse. Pouvez-vous nous en rappeler les raisons ? L’Éducation nationale est un bateau qui se pilote longtemps à l’avance. Les changements de politique éducative apparaissent petit à petit. Un exemple : j’avais beaucoup travaillé avec les corps d’inspection pour imposer les travaux personnels encadrés, des espaces de travail partagés au lycée, et les itinéraires de découverte au collège. J’avais mis du temps à impulser un management auprès de l’équipe du rectorat. Quand, en 2004, les choses ont changé assez radicalement, j'ai été prise à contre-pied. C’était un changement de cap complexe à gérer. J’avais essayé d’entraîner les équipes pédagogiques dans un sens et cela me semblait difficile d’aller dans le sens inverse. Il m’a semblé que ma parole ne serait pas crédible. Comment votre démission est-elle accueillie ? Diversement. Certains personnels dans l’académie m’ont reproché de les avoir laissés tomber au moment où c’était difficile. Je n’avais pas anticipé ces réactions, mais je les comprenais. Et par le ministre ? J’ai envoyé ma lettre de démission plusieurs semaines avant qu’elle ne soit acceptée. À ce moment-là, il y avait beaucoup de manifestations contre la loi d’orientation pour l’avenir de l’école. Ma démission prenait encore plus d’ampleur, d’autant que j’avais écrit une lettre aux cadres de l’académie pour expliquer les raisons de ma décision. Cela a été repris par la presse si bien que des sanctions disciplinaires auraient été envisagées, m’a-t-on dit, pour manquement à mon devoir de réserve ! Des sanctions ont-elles été prises contre vous ? Oui, indirectement mais était-ce délibérément des sanctions ? La tradition veut que les recteurs puissent choisir la localisation de leur poste à la fin de leur mission. Alors que je souhaitais rester à Toulouse pour enseigner, le ministère m’a demandé de reprendre le poste dans mon université d’origine à Évry. Finalement, vous n’étiez pas destinée à être rectrice. Comment l’êtes-vous devenue ? Un peu par hasard. Cela faisait trois ans que je travaillais à l’IIAP (Institut international d’administration publique), l’ancienne école coloniale qui forme les administrateurs étrangers en France. C’était formidable parce que je voyageais beaucoup. Vu que je venais d’avoir mon dernier fils, je ne voulais plus trop partir longtemps. Et puis, je reçois un coup de fil d’un collègue prof de droit qui me demande si j’accepterais de devenir rectrice. Mon tempérament étant d’aller toujours de l’avant, j’ai répondu par l’affirmative.

Je souffre de ne pas être dans l’action. Pourtant je n’arrête pas de travailler.Que s’est-il passé par la suite ? J’ai appelé mon mari pour lui demander ce qu’était un recteur ! Comme Lionel Jospin, alors Premier ministre, souhaitait féminiser la haute fonction publique, j’avais mes chances. Quelques temps plus tard, j’ai reçu un coup de fil de la directrice de cabinet d’Allègre me demandant de porter mon CV au ministère. Dix jours après, l’académie de Limoges m’était proposée. J’avais une heure pour me décider. Et j’ai dit oui. J’ai eu raison car cette expérience m’a beaucoup plu. J’ai trouvé qu’il était plus enrichissant d’être recteur que professeur de fac. Quand vous êtes prof, c’est un travail solitaire : écrire, donner des cours... Alors que là il fallait piloter des réunions. J’ai trouvé que c’était à la fois plus « simple » et passionnant, notamment parce qu'on rencontre des gens nouveaux tout le temps. Cela ne m’a pas empêchée de commettre quelques erreurs. Des erreurs ? Je me souviens de la fois où Bernadette Chirac avait réussi à convaincre Hillary Clinton de venir visiter une école maternelle à Corrèze, le canton dont elle était conseillère générale. Un jour, j’ai reçu un appel de l’Élysée me demandant si j’acceptais de venir à l’occasion de cette visite. Celle-ci s’est très bien passée. Le lendemain, on avait une réunion avec les recteurs à Paris. Quelques centaines de mètres avant d’arriver rue de Grenelle, j’ai reçu un appel de Ségolène Royal, alors ministre de l’enseignement scolaire, qui me reprochait de ne pas l’avoir prévenue. Nous étions en cohabitation et il ne m’était pas du tout venu à l’esprit qu’il y avait une hiérarchie ministérielle à respecter ! Vous semblez avoir renoncé à l’enseignement sans difficultés. N’était-ce pas une vocation ? Oh, si ! Dès mon premier cours d’histoire du droit, à la fac de Sceaux, j’ai su que c’était le métier que je voulais faire. La matière me plaisait, la prof m’avait emballée. Elle avait beaucoup d’envie. Je me suis dit que c’était important de comprendre, de transmettre. Sur le fond, j’ai toujours aimé l’histoire du droit public, parce que c’est d’abord l’histoire sociale, c’est-à-dire la manière dont un fait social permet la mise en place d’institutions juridiques. Les institutions, c’était cela qui m’intéressait. Vous attendrez pourtant près de 20 ans avant de devenir professeure. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps, il y a eu une vie. J’ai pourtant fait tout ce qu’il fallait pour y arriver, plus rapidement : deux DEA, le premier en droit public, le second en histoire du droit. Je me suis présentée pour être assistante mais je n’ai pas réussi tout de suite pour des raisons incroyables aujourd’hui très datées. À l’époque, il y avait une très forte rivalité entre l’université de Paris 1, de gauche, et celle de Paris 2, de droite. J’avais postulé pour Paris 1 mais j’avais commis l’erreur de faire quelques cours de monitorat à Paris 2. De ce fait, alors que j’étais première de mes deux DEA, je n’ai pas eu de poste d’assistante. Or seul ce poste permettait d’être payée. Mes parents me mettaient la pression pour que je passe des concours administratifs afin que je devienne autonome. J’ai donc trouvé un poste d’aministratif à l’Université dans un centre de formation permanente. Vous ne l’avez pas vécu comme une injustice ? Pas du tout. Cela ne me ressemble pas. J’ai été très déçue de ne pas avoir de poste d’assistante. Mais je me suis dit qu’il fallait faire autre chose. Et puis j'ai été repêchée par un homme formidable, professeur à Paris 1, qui m’a prise en thèse sur un sujet en lien avec la formation continue. J’y ai consacré sept ans, le soir et les week-ends, puisque je travaillais à temps plein et que j’ai eu deux enfants d’âge très rapproché. Pendant tout ce temps, j’ai ressenti des moments de découragement. Vous aviez peur de ne pas devenir professeure ? Pour moi, ramasser des patates, faire la vaisselle, ou préparer une thèse, c’est à peu près pareil. Je suis capable de m’investir autant dans tout. Mais je m’inquiétais un peu de m’ennuyer. Vous évoquiez la nécessité de devenir autonome jeune. De quel milieu êtes-vous originaire ? J’ai grandi à Paris, place Denfert-Rochereau. Mon grand-père maternel, qui s’appelait Couderc, faisait partie de ces Aveyronnais montés à Paris après la Première Guerre mondiale pour « faire le bougnat ». Le fruit de son travail lui a permis d’acheter un petit bar-restaurant et un petit hôtel. Ma mère y est née. Puis c’est elle qui a tenu cet hôtel. Mon père est Aveyronnais, fils de paysan. Il était au petit séminaire et a fait des études d’ingénieur à Toulouse puis est monté à Paris pour chercher du travail. Il est allé dormir chez mon grand-père par le biais de la filière aveyronnaise. C’est là, à la réception de l’hôtel, qu’il a rencontré ma mère.

Quels souvenirs gardez-vous de cette ambiance de café, d’hôtel, de passage ? Un souvenir mitigé. Mes parents avaient acheté un appartement juste en face de cet hôtel et me laissaient seule le soir parce qu’ils avaient du travail. Nous dînions ensemble, ils me couchaient et, pensant sans doute que je dormais, retournaient à l’hôtel. J’étais toute seule dans cet appartement, j’avais très peur. Et je regardais l’hôtel depuis ma fenêtre. Aviez-vous des attaches dans l’Aveyron ? J’y descendais tout le temps. Je suis très liée à la famille de mon père qui a une ferme du côté de Rieupeyroux. Quand j’étais étudiante, de la première année jusqu’au doctorat, j’allais ramasser les patates en Aveyron. Je passais trois mois, d’août à octobre, dans cette ferme avec mes cousins germains. Je m’y sentais très bien.

Au Conseil, les femmes ont un comportement plus apaisé que les hommes, moins dans la démonstration du rapport de force.Qu’est ce qui vous séduisait tant à l’époque dans cette vie rurale ? Je pense que c’était une manière de me construire, peut-être un peu contre mes parents. J ’étais très à l’aise avec mes cousins germains. Et puis cette vie me plaisait. Je travaillais vraiment beaucoup. Je me levais très tôt, j’allais à l’étable et toute la journée dans les champs de patate. Ne ressentiez-vous pas un décalage avec vos camarades de classe ? Pas du tout. Quand j’étais à Paris, je vivais une vie d’intello. C’était comme ça. Et c’est même allé plus loin encore. En troisième année de droit, j’ai passé avec succès le concours de Sciences-Po Paris. Mais cela m’obligeait, l’année où j’ai été reçue, à rentrer à Paris le 15 octobre parce qu’il y avait des séminaires. Alors qu’à la fac, je rentrais plus tard. Comme au bout de deux séminaires manqués on était radié, je n’ai pas fait Sciences-Po. Je ne voulais pas rogner sur mon temps passé en Aveyron. Perceviez-vous, lorsque vous travailliez à la ferme, les inégalités entre les sexes ? Je n’en ai pas eu conscience très tôt. À la ferme, je mettais un point d’honneur à porter les sacs de patates comme les hommes. C’est en étant rectrice, par des remontées ou des constatations du terrain, que j’ai mesuré les difficultés qui étaient propres aux filles, et que j’ai commencé à réfléchir sur ce sujet. Diriez-vous que c’est par les inégalités dans l’éducation que vous êtes arrivée au féminisme ? Oui ! On voit bien, dans l’éducation, que ce sont les filles, selon leurs origines sociales ou géographiques, qui ont le plus de difficultés à s’émanciper de leurs milieux d’origine, alors même qu’elles réussissent mieux que les garçons. Vous étiez, il y a 15 ans, l’auteur d’un rapport sur les violences sexuelles et sexistes dans le monde de l’éducation. Plus généralement, où en est-on des inégalités hommes/femmes ? Elles se corrigent peu à peu, mais c’est un chantier qui ne sera jamais terminé. Les femmes ont gagné, dans certaines situations, des acquis importants, notamment en droit. Mais malgré tout, le plafond de verre persiste pour les salaires et pour l’accès aux hautes fonctions, aussi bien dans le public que dans le privé. Vous avez balayé un peu vite vos compétences quand vous êtes devenue rectrice, en disant qu’il fallait être une femme, socialiste… Vous ne vous êtes pas posée la question de votre légitimité ? Ah non ! Parce qu’il fallait avant tout être professeure. Mais je pense que mes compétences seules, comme pour le Conseil constitutionnel d’ailleurs, n’auraient pas été suffisantes. Il fallait des femmes. De même que je pense que mon genre n’aurait pas suffi à lui seul : il fallait des compétences. C’est le fruit du hasard et de la nécessité. Le Conseil constitutionnel est quasiment paritaire. Cela change-t-il quelque chose ? Oui, je pense. Les femmes y ont souvent un comportement plus apaisé que les hommes. Ces derniers étaient, par le passé, davantage dans la démonstration du rapport de force. Les femmes ont un rapport plus serein aux thèses qu’elles émettent. On peut discuter sans que les égos s’expriment de manière virulente. Mais j’ai beaucoup de mal à établir des généralités sur les comportements des femmes ! C’est un sujet que vous abordez avec vos trois fils ? Non, mais je les vois vivre. Je les trouve très respectueux de leurs compagnes. Je suis même un peu étonnée parfois. Mon fils aîné, qui travaille aux États-Unis, a un souci : est-ce que sa compagne qui va le rejoindre va trouver du travail ? Dans ma famille d’agriculteurs, ce n’est pas une légende de dire que les femmes ne s’asseyaient quasiment jamais pour manger car elles servaient à table. Moi, j’avais un statut un peu différent : je faisais presque partie des hommes... Revenons-en à votre arrivée au Conseil constitutionnel. Comment l’institution fonctionne-t-elle ? Son rôle est de vérifier que les lois votées par le Parlement sont conformes à la constitution. Nous sommes saisis, soit par des députés, soit par des sénateurs lorsqu'une loi vient d’être votée par le Parlement mais n’est pas encore appliquée. On est donc certains d’être saisi par l’opposition sur presque toutes les grandes lois (finance, travail…). Depuis 2008, le Conseil peut également être saisi par les citoyens, à l’occasion d’un procès (c’est la QPC, question prioritaire de constitutionnalité). Il nous est alors demandé de trancher sur la constitutionnalité d’une loi. Il y a des questions parfois simples, qui relèvent du droit de propriété, et d’autres, comme le droit à l’internement d’office, qui touchent les libertés fondamentales. Le Conseil constitutionnel est de plus en plus sollicité. En cela, l’activité n’a plus rien à voir avec les débuts du conseil. En 1958, il rendait dix décisions par an. Aujourd’hui, c’est environ 150 !

Quand je fais pencher la balance d’un côté, je me dis souvent qu’on aurait pu la faire pencher de l’autre.Comment le travail s’organise-t-il ? Quand on est saisi d’une question, le dossier est attribué à un des membres qui va le suivre, faire un rapport et le présenter à ses collègues pour la délibération. Nous n’avons pas de spécialisation, ce qui fait que nous sommes amenés à traiter de sujets complètement disparates, du droit du travail au droit pénal, fiscal ou aux collectivités territoriales... Peut-il arriver, après la présentation par le rapporteur, que les choses soient complètement renversées ? En tant que rapporteure, il m’est arrivé de perdre des batailles ! Quand il y a une divergence d’approche, le vote nous départage. Mais il n’est pas systématique. Me concernant, le doute est souvent présent. Le droit n’est qu’un outil, pas une fin. Dans quelle mesure l’esprit critique joue-t-il dans l’appréciation des questions qui vous sont soumises ? Tout juge a une grande part d’interprétation. Et c’est cette interprétation qui construit la norme. Autant on peut dire qu’il y a une liberté d’interprétation, autant il faut un peu de prévisibilité dans le travail du juge. Chacun apporte son propre regard et l’ensemble va donner la décision. Mais nous sommes très attentifs aux précédents. Si un jour on a dit blanc, le lendemain on ne dira pas noir. Y-a-t-il des jurisprudences en matière de constitutionnalité ? Bien sûr, notamment autour du principe d’égalité. L’approche est toujours la même. En principe, l’égalité s’impose. Toutefois, on peut y déroger pour des motifs d’intérêt général et sous certaines conditions. Cette marge est-elle liée à l’époque ? C’est peut être parce que je ne suis pas juge de formation, mais je doute toujours. Quand je fais pencher la balance d’un côté, je me dis qu’on aurait pu la faire pencher de l’autre. Parfois, la solution juridique est imparable. Mais dans

d’autres cas, par un raisonnement un tout petit peu différent, on pourrait juger l’inverse. Comment jugez-vous l’importance du Conseil constitutionnel dans le fonctionnement des institutions ? Il est devenu une institution balise pour la démocratie, car il est garant des droits et libertés fondamentaux. Certes on a pu nous reprocher de ne pas avoir censuré suffisamment d’éléments contenus dans la loi sur le renseignement, mais il nous est arrivé d’annuler les dispositions prises dans le cadre de l’état d’urgence lorsqu’elles nous ont semblé contraires à la Constitution. L’intervention du conseil vient clore des débats sociétaux, comme le mariage pour tous. La survenance de la décision du conseil stabilise l’État de droit. Il n’y a rien au-dessus. Votre expérience politique vous a-t-elle amenée à avoir des positions arrêtées sur la Ve République ? Des gens de votre camp militent par exemple pour une sixième… La Ve République a permis une stabilité pendant 60 ans. Il faut à tout prix la préserver. En revanche, on ne peut plus fonctionner sans une démocratie plus proche des citoyens. Il faut absolument trouver des mécanismes qui leur redonnent la parole à intervalles réguliers, qui soient autres que les référendums, dont on connaît les limites. Alors que le Parlement est de plus en plus perméable aux lobbies, le Conseil constitutionnel est-il à l’abri ? Notre éthique fait que même si l’on entend des choses, dès que le dossier arrive sur la table, en principe, on ferme les écoutilles. Il y a des lobbies officiels, avec les interventions extérieures : nous recevons des mémoires rédigés soit par des avocats, soit par des universitaires, soit des groupes de pression. Cela peut nous permettre de réfléchir à des problématiques juridiques que nous n’aurions pas perçues. Mais je n’ai pas l’impression que nous soyons sous influence. Pour la loi sur le paquet neutre de cigarettes, on a reçu un nombre incroyable d’interventions extérieures dont certaines sont très orientées mais nous le savons : quand un fabricant de tabac vous écrit, vous savez très bien ce qu’il va vous dire. La couleur politique du président du Conseil a-t-elle une influence ? J’espère que non ! L’objet du Conseil est de juger en droit. Je crois qu’il y a des clivages qui apparaissent mais qui ne sont pas des clivages « politiques » mais davantage des clivages entre conservateurs et progressistes ou sur diverses questions. Comment qualifieriez-vous la nature de vos échanges avec les autres membres du Conseil ? Globalement, chaleureuse, même si cela dépend des affinités électives. Il paraît qu’à une époque, c’était très tendu entre certains membres. Ce n’est pas le cas actuellement. Dans les délibérés, la parole est libre. Que sera votre vie après le Conseil constitutionnel ? Je n’envisage rien du tout. J’en sors dans cins ans. Est-ce que l’action politique me manque ? Peut-être. Mais je ne suis pas du tout en attente de quoi que ce soit. Profondément. Je ne construis pas un après. Mais je n’exclus rien car je souffre de ne pas être dans l’action. Pourtant je n’arrête pas de travailler. Je consacre beaucoup de temps au Conseil. Je suis par ailleurs très sollicitée par les universités auxquelles je réponds volontiers favorablement car, si je suis là où je suis aujourd’hui, c’est grâce à l’université. Votre fonction implique une impartialité incompatible avec l’engagement politique. Le militantisme ne vous manque-t-il pas ? J’aimerais bien parfois participer à des rencontres politiques à Toulouse, mais je n’y vais pas car ce n’est pas ma place aujourd’hui.

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