En 2022, après dix ans de travaux, le projet Aqua Domitia a été inauguré en grande pompe. Cette opération territoriale, l’une des plus grandes du genre en Europe, sécurise l’alimentation en eau de populations et de vignobles entre Montpellier et Béziers. Une réussite qui cache d’autres défis, sur lesquels planche déjà Jean-François Blanchet, DG de BRL, la société d’économie mixte qui a réalisé ce projet porté par la Région Occitanie.
Quel rôle BRL joue-t-elle dans l’approvisionnement en eau de la région ? On est nés en 1955 dans une logique de grands aménagements hydrauliques. Il s’agissait de mettre le Languedoc-Roussillon à l’abri des contraintes de la sècheresse qui handicapait son développement économique, démographique et touristique.
Quelles conséquences le manque d’eau et la croissance démographique du Languedoc-Roussillon ont-ils sur votre cette mission ? Ils en modifient la logique. Jusqu’aux années 2000, on répondait à la croissance des activités agricoles, démographiques et touristiques. Aujourd’hui, notre logique est de participer à l’adaptation et à l’atténuation du réchauffement climatique. Notre mission est de conserver les milieux naturels en bonne santé, en ne prélevant que la quantité d’eau qui ne les affectera pas, et en mobilisant ces ressources pour satisfaire des usages les plus sobres possibles. En d’autres termes, la question à résoudre est la suivante : comment préserver les milieux naturels en bonne santé sans lesquels il n’y a pas de ressource durable, tout en satisfaisant les usages.
Jean-François Blanchet, ici à gauche, lors de la mise en eau d’Aqua Domitia
Dans quelle mesure Aqua Domitia répond-elle à cette question ? Le projet est né d’une vision prospective amorcée à la fin des années 1990. À l’époque, on se posait la question des besoins en eau du territoire à l’horizon 2020, et l’on cherchait à identifier les ressources dans lesquelles on ne pourrait plus puiser sans risquer d’impacter les milieux. On a ainsi repéré des ressources situées entre Montpellier, Béziers, et le Narbonnais, qu’il allait falloir protéger dans les décennies à venir.
Un exemple ? Je citerais la nappe astienne, aux alentours de Vendres. C’est une nappe remarquable mais menacée, d’une part par les prélèvements trop importants, d’autre part du fait de la remontée des eaux de mer et de l’entrée d’eau salée dans la nappe. Au-delà des nappes, certains fleuves littoraux (Hérault, l’Orbe), ou même le canal du Midi, n’ont pas toujours suffisamment d’eau pour répondre à tous les usages. Ce fut le cas lors des dernières sècheresses de 2019 et 2022.
Le remède ? On dispose, à l’est, du fleuve Rhône, avec des ouvrages réalisés historiquement, qui arrivent jusqu’à Montpellier. La question a été : est-il possible de sécuriser avec le Rhône, les besoins du Biterrois et du Narbonnais, et en même temps moins prélever dans les cours d’eau et les nappes fragiles ? C’est de là qu’est né Aqua Domitia, qui consiste à mettre en place une canalisation et des stations de pompage pour amener l’eau du Rhône dans le Biterrois et le Narbonnais.
Comment fonctionne Aqua Domitia ? C’est une grande infrastructure avec 140 km de canalisations d’un mètre de diamètre et des stations de pompage. Sur cette infrastructure viennent se greffer des stations de potabilisation de collectivités. C’est le cas du syndicat du Bas-Languedoc qui a bâti une station sécurisant les besoins en eau de 300 000 personnes, y compris l’été, quand les vacanciers sont là. Il existe par ailleurs à partir d’Aqua Domitia, des projets de sécurisation de 10 000 hectares de terres agricoles.
Peut-on généraliser cette solution à l’ensemble des zones en manque d’eau permanent ou ponctuel ? Non. On ne sauvera pas le monde de la sécheresse avec des tuyaux. Il faut avoir une approche territoriale et une vision d’ensemble et refuser les solutions uniques. Aqua Domitia n’est qu’une composante de la politique de l’eau. La mère des batailles, ce sont les économies, c’est-à-dire utiliser la juste quantité dont on a besoin. Il faut garder en tête qu’économiser de l’eau, c’est économiser bien plus que l’eau.
Qu’entendez-vous par-là ? Pour satisfaire les besoins en eau, il faut des canalisations, qui représentent de l’énergie, des matériaux, de l’entretien. Il faut aussi des stations de pompage pour mettre l’eau en pression. Stations qui consomment de l’énergie, souvent non renouvelable. Considérant que l’énergie aussi, viendra à manquer, on peut dire qu’économiser de l’eau, c’est économiser de l’énergie, des matériaux etc.
© G_C DESCHAMPS
Vous parlez d’approche territoriale de l’eau. Raisonner par bassin et par région vous paraît-il plus efficace qu’une politique nationale ? À notre naissance, dans les années 1950, on était une société concessionnaire de l’État. L’ensemble des ouvrages bâtis avec l’État depuis a une valeur à neuf de 2 milliards d’euros. D’où son importance stratégique. À la faveur de la loi de décentralisation de 2004, il a été rendu possible pour la Région d’avoir un transfert des biens hydrauliques de l’état. Depuis 2008, ce patrimoine d’État est donc patrimoine de la Région.
Quels avantages en tire-t-on ? Cela change tout. On est dans une vision plus proche des intérêts locaux, plus proche en matière de décisions d’investissement. La présidente de Région considère qu’il faut aller encore plus loin, et que tout ne peut pas se décider dans un Plan eau national. D’où le Plan régional eau voté en juin dernier, très concret, très opérationnel, et très proche des préoccupations citoyennes. C’est très important. Les concertations citoyennes mises en place pour Aqua Domitia ont contribué à rendre le projet meilleur.
Dans quelle mesure est-il meilleur ? Il est meilleur parce qu’il est accepté par le territoire. Sans cette concertation, les oppositions auraient été bien plus nombreuses.
Les progrès technologiques accomplis depuis les années 1950 facilitent-ils votre tâche ? On a développé des savoir-faire de maîtrise d’ouvrage, d’ingénierie, et des systèmes d’information sur l’eau dont certains sont appuyés sur l’intelligence artificielle. On dispose aujourd’hui de systèmes de supervision des ouvrages et de systèmes de modélisation de consommation d’eau qui n’existaient pas dans les années 1950, et qui nous permettent d’anticiper. Aujourd’hui, on n’attend plus que la sècheresse arrive pour prendre des décisions.
En parlant d’anticipation, que nous réservent les décennies qui arrivent ? La seule question qui vaille est la suivante : aurons-nous l’eau de nos ambitions en 2050 ? Si l’on veut de l’agriculture de proximité, il faudra la quantité d’eau nécessaire. Si l’on veut du tourisme, il faut de l’eau potable. Même chose si l’on veut poursuivre l’accroissement de la population. Tout l’enjeu désormais est de prévoir nos ressources en eau et leur état dans 20 ou 30 ans, pour agir.
Et si l’on n’agit pas assez, ou pas assez vite ? Alors on va développer des activités, et dans 20 ans, on se rendra compte qu’on n’a pas assez d’eau. Il y aura donc crises, des conflits d’usage, et une perte d’équilibre. Et en général, quand il y a perte d’équilibre, ce sont les plus faibles qui en pâtissent le plus. Et ça, de notre point de vue de société d’économie mixte avec l’intérêt général comme guide, ce n’est pas acceptable.