La bonne surprise toulousaine de la rentrée littéraire n’est pas
à chercher chez Dubois, Garcia ou Mauvignier, mais auprès de Maylis Adhémar. Cette journaliste habituée des colonnes de Clutch et de Ça m’intéresse publie chez Julliard un premier roman impeccable sur un sujet pourtant épineux et propice aux lieux communs. L’histoire de Sixtine qui, à la faveur d’une naissance et d’une fracture du crâne, parvient à s’extirper du milieu catholique intégriste nantais dans lequel elle a grandi. Dans ce récit initiatique, Sixtine balance entre ce qui l’emprisonne (la culpabilité, le devoir, les malentendus, le fondamentalisme, les injonctions, la bigoterie) et ce qui la libère (le désir, la vie rurale, la maternité, la foi, le retour aux racines, l’amitié et les berges du Lézert). 300 pages nettes et sans effets superflus, qu’on vous conseille vivement de lire après avoir parcouru, en guise de préambule, l’interview qui suit.
Votre éditrice chez Julliard n’est autre que Vanessa Springora, dont le livre Le Consentement, paru en janvier, décortique l’emprise exercée par Gabriel Matzneff sur l’adolescente qu’elle était. Vous vous doutiez que votre roman, qui traite d’une autre forme d’emprise, allait la séduire ? Maylis Adhémar : Pas du tout. Je n’avais même pas songé à lui envoyer le manuscrit. Il est arrivé sur son bureau par un concours de circonstances. C’est, je crois, le parcours de Sixtine qui l’a séduite. Celui d’une femme naïve, un peu coincée, qui se libère de ses chaînes. D’après ce que je sais, la construction du livre, qui alterne récit et lettres, présent et passé, a également pesé dans son choix.
Le récit mêle effectivement deux parcours. Celui d’une femme qui s’affranchit du catholicisme intégriste en 2013, et celui de sa mère, qui s’est abandonnée au fondamentalisme dans les années 1970 pour fuir la bohème ariégeoise de ses parents baba-cool… Je trouvais intéressant de raconter à la fois une libération et une conversion. Les parcours de libération nous paraissent plus naturels, plus évidents, mais il existe encore de nos jours des parcours d’enfermement. Chez les cathos intégristes, il y a bien entendu une grande partie d’aristos et de bourgeois, marqués politiquement par l’Action Française ou les mouvements monarchistes, mais aussi des gens un peu paumés issus de familles populaires, qui se laissent happer par ce milieu. Ils y trouvent un cadre et des règles que la société ne leur offre plus. Des jeunes qui s’enferment volontairement, il y en a plus qu’on croit. On le voit bien avec l’islam radical.
Vous peignez la vie des familles catholiques tradis, notamment leur intimité, avec force détails. Avez-vous enquêté avant l’écriture du roman ? J’ai mené une enquête journalistique dans le microcosme intégriste local au moment du débat sur le mariage pour tous, mais ce n’est pas ce qui explique ma connaissance du sujet… J’ai grandi dans une famille catholique traditionnaliste. On fréquentait des gens qui flirtaient avec l’intégrisme, rejetaient le pape, refusaient d’abandonner la messe en latin dos au peuple, et propageaient une vision rétrograde de la famille, de la femme et de la sexualité. J’ai côtoyé ces milieux-là jusqu’à l’âge de 16 ans, notamment dans des camps de vacances.
Sans jamais franchir le pas ? Nous n’avions pas la panoplie complète. Mes parents sont religieux mais décontractés, et nous n’avions rien de bourgeois ni d’aristo. On vivait à la campagne et on allait à l’école publique. Cela nous maintenait au contact de gens différents de ceux qu’on fréquentait dans les camps tenus par des religieux. Le matin, on faisait nos prières, et après l’école on partait jouer chez des enfants dont les parents avaient pleuré la mort de Mitterrand !
Vous murissiez donc ce roman depuis l’adolescence ? J’ai décidé de me lancer il y a peu, en retrouvant une amie qui était avec moi dans ces camps de vacances. Aujourd’hui elle habite Versailles, a épousé un militaire et ne vit que pour ses 6 enfants. Toutes les filles que je fréquentais dans ce milieu ont suivi le même chemin. En l’écoutant me raconter sa vie, je me suis dit que j’aurais pu devenir comme elle, et j’ai imaginé le parcours d’une femme de ce milieu-là qui, à la faveur d’un événement imprévu, ouvre les yeux sur le monde, et s’enfuit. L’histoire m’est venue d’un coup, comme un flash. Je suis partie dans un monastère pendant quelques jours pour lancer le processus d’écriture. À mon retour j’ai décidé de m’accorder un jour par semaine pour écrire. Et pendant un an, c’est ce que j’ai fait.
Sixtine est aux prises avec la maternité, l’autorité de son mari, sa belle-famille, les injonctions de son entourage, les pressions pour le choix du prénom… N’est-ce-pas le lot commun de beaucoup de femmes, y compris dans d’autres milieux ? Les critiques et les lecteurs retiennent principalement du livre le milieu dans lequel il se déroule, parce qu’il est mal connu et hallucinant. Je l’ai choisi parce qu’il est représentatif d’une certaine emprise, mais j’aurais pu en choisir un autre. Je voulais surtout écrire une histoire sur la maternité, raconter à quel point c’est beau de tomber amoureuse de son bébé. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit : une histoire d’amour. Et ça, on ne le dit pas assez.
Vous trouvez ? La société insiste surtout sur le bonheur de la grossesse. On doit être épanouie et heureuse de porter la vie. C’est une injonction machiste : on est une femme, faite pour donner la vie, donc la grossesse doit être un moment d’extase. La vérité c’est qu’on est malade, handicapée, qu’on ne peut rien faire, et qu’en plus il faut bosser jusqu’au huitième mois. À l’inverse, on souligne toujours les mauvais côtés après la naissance. On parle de cacas verts, de nuits pourries, de problèmes d’alimentation, de questions de motricité, et surtout du manque de temps et de sommeil. Comme si pour être une bonne mère il fallait tomber dans un gouffre de plaintes. Bien sûr, ce n’est pas facile, on doit reprendre le boulot, garder une vie sociale et retrouver la ligne, mais ce n’est rien en comparaison de l’élan d’amour que constitue la naissance d’un enfant.
Est-ce la raison pour laquelle Sixtine ne s’affranchit de sa famille qu’après la naissance de son fils ? C’est effectivement cette naissance qui déclenche tout. Devenir mère donne une force incroyable. On se dit : « Si j’ai fait un bébé, je peux accomplir n’importe quoi. »
À l’inverse des personnages féminins, les hommes qui traversent votre roman sont omnipotents mais sans épaisseur. Comme absents… Dans les milieux comme celui de Sixtine, les hommes sont les chefs de famille incontestés mais sont absents de la sphère familiale. Toujours en mission, toujours en déplacement. Les femmes sont très seules. Leurs maris sont omniprésents, mais jamais là. Et puis je reconnais que j’avais surtout envie de raconter une histoire de femmes, de mères et de filles.
Peut-on imaginer la même histoire écrite du point de vue de Pierre-Louis, le mari de Sixtine ? Bien sûr. Même s’ils sont plus libres que leurs femmes, les hommes de ces familles n’ont pas une existence rêvée. Ils épousent des nanas qu’ils ont vu quatre ou cinq fois et qu’ils n’aiment pas. Pour eux aussi, c’est un enfermement dramatique.
Votre récit pose également la question du désir systématique des enfants de prendre le contrepied de leurs parents. Sixtine, fille de religieux tradis se réfugie dans un monde plus libre et permissif, quand Muriel, fille de hippies s’enfuit dans une communauté rigoriste… Dans une de ses lettres, la mère de Muriel écrit « Je me dois d’accepter tous tes choix ». Je crois que c’est exactement ce que l’on doit à ses enfants. C’est facile à dire quand, comme moi, on a des enfants âgés de 4 ans et 5 mois. Peut-être que je changerai d’avis quand ils auront 20 ans ! Je trouvais intéressant que Sixtine s’interroge à ce sujet. Comment je réagirais si mon fils devenait un connard de facho ? Est-ce que j’accepterais son choix ?
Sixtine trouve le salut à Sauveterre-de-Rouergue. Est-ce une impression ou bien le village contribue-t-il à la sauver ? La campagne et les villages sauvent. Je le sais parce qu’ils m’ont sauvée de ces milieux-là. La société et les grandes villes multiplient les cases. Les gens se replient sur eux-mêmes et autour de ceux qui leur ressemblent, et se regardent sans se côtoyer. À l’échelle d’un village comme Sauveterre, on est obligés de fréquenter et de croiser les membres des autres « cases ». Sur la place, les jours de marché, les gens de gauche, de droite, les mémés, les punks, les babas, tout le monde se croise.
Pourquoi Sauveterre ? J’adore ce village, sa place fermée, son atmosphère, ses habitants. Un village vivant, ça ressemble à ça.
Sur cette place, justement, Sixtine rencontre un curé moderniste, et un punk à chien. Étonnamment, le premier l’intéresse moins que le second… Les curés, elle sait ce que c’est. Les marginaux, non. On ne lui en a jamais parlé. Elle est à la fois attirée et repoussée par leur liberté. Je trouvais intéressant d’imaginer ce qui se passerait si une femme comme elle, qui n’a jamais connu l’amour, le rencontrait sous les traits d’un punk à chiens. Quant à son indifférence au discours du prêtre, c’est une question de milieu. Même libérée, Sixtine reste le fruit de ce qu’on lui a enseigné. Pour les intégristes, ce genre de prêtres, c’est le diable en personne. Pire que les païens. Et ce qu’elle voit du catholicisme à l’église du village ne lui fait pas plaisir. Les églises, le dimanche, à la campagne, ça ne fait pas rêver. Il y a dix mémés, une vieille sono qui crache un mauvais chant… Rien à voir avec ce que connaît Sixtine. Chez les tradis, les églises sont pleines et les messes spectaculaires. Il y a des chants, de la ferveur, et ça dure deux heures.
Comment expliquer qu’au terme de ce parcours de libération Sixtine garde la foi ? Il était hors de question pour moi qu’elle abandonne sa foi aux intégristes. C’est une façon de leur dire : on peut garder la foi, mais pas la vôtre. Elle s’est débarrassée des prières quotidiennes, de la culpabilité et de la peur du péché, pour ne garder que le plus précieux dans la foi : sa relation à dieu et l’attention aux autre.