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BOUDU

Quand Toulouse voulait bétonner le canal du Midi

Le 23 avril 1964, au Capitole de Toulouse. Dans son fauteuil de maire, Louis Bazerque relis l’avis de son conseil municipal : « Nous demandons la déviation du canal du Midi dans la traversée de Toulouse et l’établissement sur son tracé actuel d’une grande voie de pénétration urbaine ». Face à lui, épinglé sur un grand panneau en liège, le schéma de structure de la ville signé des célèbres architectes Daniel Badani et Pierre Roux. Il décrit la ville telle qu’elle sera d’ici une ou deux décennies. On y voit les projets d’implantation des administrations, des industries, les règles de construction et la percée des nouvelles voies. Sur le schéma Badani, tracé en rouge, le canal du Midi est devenu une autoroute urbaine.

Bazerque, le bâtisseur de gauche, l’ami de la croissance et des milieux économiques, est satisfait. Adepte des initiatives spectaculaires, il vient de lancer le chantier du Mirail, a fait raser le quartier Saint-Georges et remplacer les Halles des Carmes et de Victor-Hugo par des parkings aériens. Pourquoi pas, dès lors, bétonner le canal ? On dégagerait ainsi 5 hectares pour de nouveaux programmes immobiliers à Port-Saint-Sauveur et Saint-Etienne, vers les Ponts-Jumeaux ou le canal de Brienne. Quant aux 30 hectares de lit asséchés, ils pourraient abriter, sous la voie rapide, de gigantesques parcs de stationnement. De quoi désengorger le centre d’une cité en pleine expansion.

Bazerque l’exécutant

L’essor de l’aéronautique, la croissance de la population étudiante, l’exode rural et le retour des Français d’Outre-Mer ont fait gagner à la ville 60000 habitants en huit ans. Au recensement de 1962, les Toulousains sont 325000. La même année, face aux caméras de l’émission Midi-Pyrénées Magazine, produite par l’ORTF, Louis Bazerque paraît préoccupé : « Il y a 2000 voitures de plus par mois dans la ville et les voies sont inadaptées. J’en appelle à une discipline absolue des piétons et des automobiles. Ainsi, tout ira bien dans notre bonne ville. »


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Il s’en fallut de peu que Louis Bazerque ne signât le bétonnage du canal du Midi. Archives Jean Dieuzaide.


Cette situation complexe ouvre un boulevard aux maîtres des Ponts-et-Chaussées. Pour eux, la solution tient en un mot : expressway. Avant de redessiner les villes, ils se rendent à Chicago, et en reviennent des étoiles plein les yeux. « Ces visites officielles se sont multipliées à partir de 1946, raconte Matthieu Flonneau, maître de conférence à l’Université Paris 1. Nos ingénieurs ont découvert ces immenses voies pénétrantes, encouragées par le lobby de l’automobile. Bien que nos villes étaient infiniment moins malléables, l’administration française a choisi d’appliquer ce modèle”.

Car les idées et les ordres viennent d’en haut. Nous sommes aux temps des plans directeurs d’aménagement du territoire et de l’État-providence tout-puissant. En juin 1964, Toulouse, comme sept autres ville françaises, est nommée « métropole d’équilibre », un statut qui la dotera de nouvelles fonctions jusque-là réservées à la capitale. Le moyen surtout pour l’État d’intervenir plus directement dans la gestion de la ville.

« On a surévalué la responsabilité de Bazerque, juge aujourd’hui le géographe toulousain Robert Marconis. À l’évidence, il ne maîtrisait pas la situation et n’avait pas d’équipe suffisante. On lui servait des plats tout prêts et il jouait le jeu : c’était un exécutant de l’urbanisme d’Etat ».

Riquet l’oublié

Au milieu des années 1960, l’idée de recouvrir le canal du Midi fait ainsi son chemin, et n’émeut personne. D’autant plus que l’œuvre de Riquet a perdu de sa superbe. Le visiteur qui débarque gare Matabiau reste séduit par la beauté des platanes centenaires, mais les rives sont jonchées de détritus et l’eau est sale : « Le canal empestait, c’était un vrai tout-à-l’égout, grimace Pierre Cardinale, du club Ô fil de l’eau. Sur les péniches vivaient des gens du voyage et de modestes mariniers. En bordure, on trouvait de petites maisons occupées par de petites gens ». Si les bateliers ne chôment pas encore, le canal ne cesse de perdre du terrain face à la route et au chemin de fer.

Le 20 octobre 1967, l’été indien s’est durablement installé à Toulouse, où il fait plus de 25 degrés. Ce jour-là, le Consortium de Modernisation des Voies Navigables Méditerranée-Atlantique se réunit à la Chambre de commerce. Il confirme son intérêt pour la déviation du canal. L’idée remonte à une loi de 1903, qui fixait les grandes lignes de l’aménagement du canal du Midi et du canal latéral à la Garonne (les deux formant le canal des Deux Mers, entre Atlantique et Méditerranée) : « Il s’agissait de les moderniser, d’élargir leurs écluses et leurs ponts pour permettre la navigation de bateaux de plus grand gabarit, raconte Robert Marconis. Pour gagner du temps et de l’argent, il était déjà question, à Toulouse, de dévier le canal du Midi par la vallée de l’Hers ». Mais le Consortium redoute que les travaux n’interrompent le trafic déjà chancelant et prévient : « Nous protestons avec force contre toute rupture de la navigation, ce qui reviendrait à anéantir la liaison fluviale ».

Bazerque ne maîtrisait pas la situation et n’avait pas d’équipe suffisante. On lui servait des plats tout prêts et il jouait le jeu : c’était un exécutant de l’urbanisme d’Etat. Robert Marconis

Pompidou l’ambivalent

À la fin de la décennie, le libéral et hyperactif ministre de l’équipement Albin Chalandon s’empare du dossier. Le 18 décembre 1968, il adresse un télégramme au préfet de la Haute-Garonne, Alexandre Stirn : « Après comparaison de diverses propositions, voies en aérien, voies sur berges et autoroute dans le lit du canal, il apparaît nettement que cette dernière solution répond le mieux aux objectifs (…) J’ai décidé d’accorder dès 1970 tous les crédits d’études nécessaires ». En revanche, Chalandon refuse de financer la déviation du canal et se met à dos les amis de la batellerie. C’est le début d’un long bras de fer.


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Atout touristique et patrimonial, le canal du Midi a longtemps été une entrave à la circulation automobile. Archives VNF, Direction interrégionale Sud-Ouest.


En 1971, un mois à peine après son élection inattendue au Capitole, Pierre Baudis, centriste et gestionnaire, reçoit la visite de Georges Pompidou. Logé à l’ancienne école hôtelière, le chef de l’Etat est venu découvrir le prototype de Concorde. Tout en consacrant Toulouse capitale de l’aérospatiale, il exalte dans son discours l’« incomparable paysage français qui doit être protégé contre le vandalisme de l’argent et de la technique ». Car Pompidou n’est pas seulement le Président du tout-auto et des voies sur berges parisiennes, celui qui roule en Porsche, peste contre les limitations de vitesse et demande que « Paris s’adapte à la vie des Parisiens et aux nécessités de l’automobile ». Il est aussi l’initiateur du premier ministère de la protection de l’environnement, et l’inlassable défenseur des platanes qui bordent les routes du Midi. Son premier ministre Jacques Chaban Delmas, qui est aussi maire de Bordeaux, vient, quant à lui, de débloquer les fonds nécessaires à la modernisation du canal latéral à la Garonne. Les adversaires de l’autoroute se réjouissent : « C’est l’époque où l’on redécouvre le charme du canal, havre de paix et de verdure au milieu du béton, rajoute Robert Marconis. L’époque où certains s’enchaînent aux platanes, où l’on inscrit le bas-relief des Ponts-Jumeaux à l’inventaire des Monuments Historiques ». Des comités de quartiers apparaissent, marqués politiquement par les valeurs de 1968. Le citoyen s’affirme. Et il est sensible à l’environnement.

Attali le rase-campagne

C’est dans ce contexte particulier que Jean Frébault, jeune diplômé des Ponts et Chaussées, prend en octobre 1971 la direction de la toute première agence d’urbanisme de Toulouse. En service dépêché, il constitue une petite équipe qui affiche ses convictions jusque sur la porte d’entrée de l’agence. On y lit, en gros caractères, ces paroles de Toulouse de Nougaro : « Parfois au fond de moi se raniment l’eau verte du canal du Midi et la brique rouge des Minimes. »

L’agence d’urbanisme, qui fait le lien entre les collectivités locales et l’administration centrale, rend un avis défavorable sur le projet : « On refusait de sacrifier l’organisation d’une ville pour des questions de mobilité, explique Jean Frébault. Mais on était peu audibles et on avait fort à faire avec nos contradicteurs. »


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Georges Pompidou dans le bureau de Pierre Baudis, le 7 mai 1971. Un président tiraillé entre nécessité de développement et souci du patrimoine. Photo André Cros, Archives municipales.


Car pour appliquer le schéma de structure Badani, le tout puissant ingénieur en chef de la Direction Départementale de l’Équipement est à la manœuvre. La cinquantaine sévère, Jean Attali est un bras armé de l’état, avec une main de fer sur ses services : « On le surnommait Attila, c’était un ingénieur routier “rase-campagne”», persifle Jacques Coupy, un de ses adjoint, chef du Groupement d’Études et Programmation de la DDE. « Un homme exigeant et charismatique. Nous nous sommes souvent accrochés. Il ne fallait pas se montrer faible face à lui ».

On le surnommait Attila, c’était un ingénieur routier “rase-campagne” Jacques Coupy

Baudis le méditant

En juin 1973, Jean Attali et ses ingénieurs retrouvent Pierre Baudis au Capitole, pour une réunion de la plus haute importance. Le haut fonctionnaire annonce solennellement : « Le ministère de l’équipement a inscrit au VIIème plan la réalisation d’une autoroute urbaine, entre les Herbettes et l’échangeur des Ponts-Jumeaux. Le détournement du canal serait entièrement financé par la direction des routes. Je propose qu’à la fin de l’année prochaine, un avant-projet définitif soit présenté par la DDE ».

Le maire ne dit pas non, « mais c’est un petit oui », tempère Jacques Coupy. Le sort du canal paraît ainsi scellé au moment où Pierre Baudis décolle vers l’Asie, pour quelques jours de vacances. Il en reviendra transformé.

«  Pierre Baudis m’a téléphoné. Il m’a dit : “J’ai longuement médité là-bas, au bord des canaux. Le canal du Midi, c’est quelque chose d’exceptionnel dans Toulouse. Je ne peux pas laisser faire ça.” Quand je l’ai répété à Attali, j’ai pris un de ces savons ! »


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Au centre d’intérêts contradictoires, Pierre Baudis décidera seul du sort du canal du Midi. Photo André Cros, Archives municipales.


Le mois suivant, Pierre Baudis est réélu conseiller général de son canton, en centre-ville : « Son slogan de campagne était “Non à l’autoroute !”, sourit Jean Frébault. Il avait eu une fulgurance, une révélation ! ». Dans une interview accordée au journal Le Monde, il enfonce le clou : « J’ai choisi en faveur des piétons, contre l’automobile qui, s’y l’on n’y prend garde, finira par chasser les habitants des villes (…) Nous allons remettre en service des coches d’eau, mettre des bancs, planter des arbustes et des massifs de fleurs ». En lisant ces lignes, Jean Attali, incrédule, lâche à son adjoint : « Nous n’avons plus un maire, mais un jardinier ! ». Un jardinier qui, sitôt cette idée abandonnée, lancera un projet de voies rapides sur les berges de la Garonne, qui ne verront pas le jour. À ces deux exceptions près, le schéma de structure Badani est aujourd’hui achevé.

Busquets le différent

« Toulouse était en retard et son retard a sauvé son canal ! Certaines villes n’ont pas eu cette chance ! », se désole Jean Frébault, aujourd’hui membre du Conseil de Développement du Grand Lyon. À Lille, on a sacrifié les anciennes fortifications, à Strasbourg, la pénétrante des Halles déchire le centre ville, et à Lyon, le tunnel sous Fourvière est la saignée la plus agressive que l’on puisse imaginer. »

« Il reste toutefois des traces méconnues de ce projet extravagant, révèle Alain Garès, directeur général d’Europolia, un ancien de l’agence d’urbanisme de Toulouse, aujourd’hui en charge des grands projets de la métropole : près du canal, certaines avenues sont très larges parce qu’elles étaient destinées à se brancher sur la future autoroute, via des échangeurs ».

En une décennie d’atermoiements, on aura causé aussi des dégâts irrémédiables. Pour anticiper un maximum de trafic automobile, de magnifiques ponts du XVIIIème siècle ont été démolis. « L’autoroute du canal devait arriver aux Ponts-Jumeaux : pour la raccorder à la rocade Ouest, on a détruit l’ancien stade Ernest Wallon », fait également remarquer Robert Marconis. « Aujourd’hui, tout cela serait impensable, reconnaît Jean-Luc Moudenc.  De Louis Bazerque, je retiendrai l’idée que la ville doit se transformer. Je suis aussi fidèle à Pierre Baudis, qui a voulu qu’on embellisse et qu’on préserve le patrimoine. » Dans son fauteuil de maire, il regarde les plans dessinés par l’urbaniste Joan Busquets : « Contrairement à certains de ses prédécesseurs, Busquets est quelqu’un de modeste et de nuancé : il fera évoluer Toulouse en respectant son histoire et ses hommes ».

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