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Sarah ALBERT

Quitter l’autoroute – Karim Lahiani

Dernière mise à jour : 23 oct.

C’est le nouveau visage de la lutte contre l’autoroute A69 entre Toulouse et Castres. Karim Lahiani, jeune urbaniste de 30 ans, s’est mis en tête de proposer une alternative crédible au projet initial.



 Aux côtés du collectif d’opposants La Voie est libre et de ses actions pacifiques, ou de l’emblématique Thomas Brail, infatigable défenseur des arbres, en grève de la faim depuis 25 jours à l’heure où le magazine est mis sous presse, Karim Lahiani est entré dans la bataille avec ses propres armes, celles d’un urbaniste-paysagiste. Il propose un projet d’aménagement du territoire alternatif « en prise avec les enjeux du XXIe siècle », baptisé Une Autre Voie. Le 3 septembre dernier, sous les pins parasols de La Bourrelié menacés d’abattage pour laisser passer l’A69, plus de 300 personnes ont chaleureusement accueilli ce projet, applaudissant à tout rompre son initiateur qui le présentait en public pour la première fois. L’aboutissement d’une longue réflexion sur son métier. « Je me suis rendu compte que si les métiers de l’architecture, du paysage et de l’urbanisme avaient longtemps été aux avant-gardes de la société, par les utopies qu’ils proposaient, par leur vision du monde sur des sujets sensibles, ce n’était plus le cas depuis quarante ans, affirme-t-il. Désormais on ne répond plus qu’aux injonctions d’un état de fait, sans être les meneurs d’un nouveau modèle.  Il est temps que ça change ! » Son ambition désormais : aider la société civile à s’emparer de ces sujets, et l’accompagner dans la définition de projets à la hauteur des défis climatiques et environnementaux.


Portrait de Karim Lahiani. / Photo : Rémi Benoit
Portrait de Karim Lahiani. / Photo : Rémi Benoit

Jeune urbaniste, vous portiez déjà un regard très critique sur les méthodes actuelles de « production de la ville ». Quel a été le point de bascule ? 

En 2020, j’étais à Toulouse pour travailler sur mon sujet de fin d’études. Un moment important car c’est l’occasion de formuler toute notre philosophie, notre éthique de professionnel. J’avais choisi de travailler sur AZF et les paysages post-traumatiques. J’avais 7 ans le jour de la catastrophe, et c’est avec elle que j’étais entré dans le XXIe siècle. Cela a laissé des traces ! Est arrivé le Covid et les confinements, ce qui m’a permis de prendre du recul sur l’état du monde, et du temps pour m’informer, écouter des voix qu’on n’avait pas entendues jusqu’alors. J’ai commencé à porter un regard critique sur la gestion de l’après-AZF, cette façon de faire table rase du passé sans essayer de comprendre ce qui nous avait amené à ça. Cela m’a conduit à proposer un projet à la fois philosophique, éthique et artistique à travers lequel je me suis interrogé sur la façon de renverser les traumatismes subis pour en faire des dynamiques positives porteuses d’espoir. L’enthousiasme est retombé par la suite, quand les valeurs que je m’étais construites ont été confrontées à la réalité du métier. J’ai donc fondé en 2022 mon propre atelier avec l’envie d’œuvrer pour l’adaptation de nos sociétés aux grandes bascules écologiques du XXIe siècle, en essayant de sortir des pratiques contemporaines néfastes de maîtrise d’œuvre.


« Aujourd’hui, il n’y a pas encore assez d’ambition, de vision, pour donner toute sa place au vélo dans nos territoires »

En avril dernier, vous êtes allé à la rencontre du collectif La Voie est libre, en lutte contre le projet d’autoroute A69. Pourquoi ?

D’abord, parce que je suis très attaché à ce territoire : mes grands-parents et ma mère ont vécu près de Soual. Ensuite, parce que l’A69 est un cas d’école. Ce projet formulé par le politique il y a plus de 30 ans n’est plus adapté aux enjeux du XXIe siècle. Alors qu’est-ce qu’on propose pour sortir de cette impasse ? A mon sens, il ne faut plus se baser sur les arguments habituels – comment gagner 6 minutes par ci, 6 minutes par là – mais offrir un vrai projet aux avant-gardes de la bifurcation écologique, des enjeux de notre époque et à venir. Un projet ambitieux sur le vivant et sur les mobilités. 

Photo : Rémi Benoit
Photo : Rémi Benoit

Celui-ci se structure notamment autour de la construction de la première véloroute nationale, soit 62 km de route cyclable entre Toulouse et Castres. Pourquoi le vélo y occupe-t-il une place aussi centrale ? 

Mon atelier se revendique de l’écologie profonde, qui consiste à partir de la racine des choses pour formuler des propositions. Ici, je me suis demandé : pourquoi on se déplace, comment on se déplace et qu’est-ce qu’on fait de ce temps de déplacement ? Faire du vélo, de la marche, c’est vivre. Être dans une voiture, stressé dans les embouteillages, tout seul, ce n’est pas vivre, c’est perdre son temps. La véloroute est un prétexte pour montrer qu’on peut réengager son corps dans le monde, et se reconnecter à nos réalités géographiques et écologiques. Elle permet de profiter de la beauté des paysages, de retrouver le goût de l’effort et de se rendre compte qu’à un moment du parcours, on change de vallée, passant de celle du Girou à celle de l’Agout, autrement qu’en appuyant plus fort sur l’accélérateur ! Aujourd’hui, il n’y a pas encore assez d’ambition, de vision, pour donner toute sa place au vélo dans nos territoires. Au-delà de cet aspect, la véloroute répond à une demande de déplacement courte distance, et permettra de réduire et donc de fluidifier le trafic sur la RN 126.

Une nationale que vous souhaitez voir muter…

Nous souhaitons en effet encourager les habitants du territoire à n’emprunter la voiture que de manière organisée et collectivement, pour des trajets essentiels et sans alternatives. En créant des aires de covoiturage par exemple mais aussi en favorisant les transports en commun, avec plus de cadencement pour les bus liO. En parallèle, il est essentiel de s’appuyer sur la ligne ferroviaire existante entre Castres et Toulouse : un certain nombre de villes sur le tracé ne sont pas desservies par le train. Profitons-en pour proposer de nouveaux arrêts ! Améliorons le cadencement et la fréquence, avec des trains express et des trains longs !

Vous avez également travaillé sur ce que vous appelez les « leviers d’autonomie ». Expliquez-nous.

Le projet de l’A69 reste dans une logique de dépendance, dans la façon de nous déplacer mais aussi dans notre manière de produire, de consommer, d’échanger. Depuis plus de 50 ans, c’est un modèle de la longue distance qui nous est sans cesse proposé, favorisant les échanges à des échelles gigantesques. Il me paraît essentiel de faire émerger une économie des courtes distances par la création de nouvelles filières et activités autour des mobilités douces, de l’écotourisme, de l’écoconstruction et rénovation, de l’agriculture durable et bien évidemment du vélo. Au lieu de chercher à tout prix à « désenclaver » – sachant que les recherches en aménagement du territoire n’ont jamais démontré que la création d’une infrastructure de transport était automatiquement synonyme de développement social et économique pour les territoires concernés – je pense qu’il faut plutôt chercher à réinvestir la ruralité !

Vous avez lancé fin septembre une campagne de communication autour du projet. Les premiers retours vous ont-ils conforté dans votre vision d’avenir du territoire, qui apparaît aux yeux de certains comme utopiste ? 

Complètement ! Jusqu’à présent, de nombreux habitants des villages du tracé se sentaient – à raison – totalement négligés par le projet d’A69 qui ne parlait que de Toulouse ou de Castres. Beaucoup étaient résignés. Aujourd’hui, sur ce territoire, je vois tout un réseau s’organiser et créer de nouveaux liens pour inventer le monde de demain. Ils n’attendaient que ça : un projet qui fasse sens et leur donne envie de s’investir en tant que citoyen. Les décideurs doivent comprendre que ce projet n’est pas une porte de sortie, mais au contraire une porte ouverte, une main tendue, pour aller vers autre chose, qui embarque les forces vives du territoire dans des dynamiques positives. Il n’y aucun sentiment de revanche, aucune tentative d’humiliation dans tout ça. Nous leur disons : « Prenez-le ce projet, on vous le donne. » On ne peut pas faire plus constructif comme approche ! Ce serait tout à leur honneur s’ils s’en emparaient. Malgré le changement climatique et les nombreux bouleversements qui en découleront, il y a un monde beau à inventer.


Photo : Rémi Benoit
Photo : Rémi Benoit

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