Ils s’étaient promis de s’aimer infiniment un jour de juin 1996. Dans un décor de collines escarpées, entourés de leur famille, de leurs amis, Hervé avait tenu la main de Sabine en lui promettant d’être là toute sa vie. Pour le meilleur. Et même le pire. Il la savait déjà malade. Avec cette épée de Damoclès au-dessus du fil de son existence. Depuis son enfance. Victime d’une maladie génétique rare qui emporta son père, l’œdème angioneurotique a rongé peu à peu ses reins, ces organes vitaux, filtres du corps humain. Ils avaient construit leur vie, leur quotidien. Leur cocon au cœur de Cahors. Lui comme commercial, elle comme employée de banque. Ils avaient fondé une famille avec
Alexis, Samuel et Salomé, leurs trois enfants. Un équilibre. Branlant mais rassurant. Malgré tout. Jusqu’à cet appel,
un soir de décembre 2014, du médecin traitant : « J’aimerais vous voir Hervé. Les reins de votre femme sont touchés. La situation s’est dégradée. Au mieux, elle peut encore tenir deux ans sans dialyse. »
Les cheveux grisonnants, la barbe de trois jours, de petits yeux cachés derrière les verres épais de ses lunettes, Hervé se souvient encore de cet appel comme s’il venait d’avoir lieu. Et ce mot qui résonne encore : une « évidence ». Sabine, elle, l’écoute. Beaucoup. Acquiesce souvent d’un geste, d’un regard. Esquisse un sourire. Relève ses longs cheveux blonds qui entourent son visage rond. Elle reste calme, un peu ailleurs. Ses traits sont
Avant l’opération, le couple est accueilli par le professeur Kamar, une dernière fois, qui leur explique le déroulement de l’opération. Le chirurgien Nicolas Doumerc (ci-dessus) réalisera l’extraction du rein sur le corps d’Hervé.
marqués. Des cicatrices surgissent de son pull noir dont une, plus épaisse que les autres. Celle du cathéter pour la dialyse qu’elle subit depuis janvier. Quand les reins ne fonctionnent plus, les machines remplacent les hommes et filtrent plusieurs fois par semaine, pendant de nombreuses heures, des litres et des litres de sang. Un procédé redouté par tous les malades, et qui ampute leur vie. Tout comme leur corps. Sabine a même dû se résoudre à laisser sa dernière fille Salomé, âgée de 11 ans, chez sa mère car elle ne pouvait plus l’accompagner à l’école.
« Le donneur, ce sera moi »
« Une évidence », rappelle-t-il. Il voulait lui offrir cette seconde naissance en lui donnant son rein. « Quand on est retournés voir le médecin à la suite de son appel et qu’il nous a demandé de commencer à faire une liste de
donneurs, je lui ai simplement dit : “Ne cherchez pas, le donneur, ce sera moi”. » Sans en parler à Sabine, Hervé a su instinctivement et sans même se poser une seule question qu’il lui donnerait son rein. Sans aucune appréhension non plus. « J’ai bien évidemment accepté », réplique-t-elle. Au médecin, il demande alors ce qu’il faut faire pour lui donner ce rein. Les démarches seront longues, fastidieuses. Et strictement encadrées. Échographie, IRM, scanner, etc. « Cela prend du temps. Mais quand on dit que c’est pour une greffe, les rendez-vous sont pris assez rapidement », ironise Hervé. Il est ensuite confronté à un comité d’éthique. Selon la loi de bioéthique, « seules des personnes majeures et responsables peuvent être prélevées. Le donneur peut être […] un membre de la famille ou une personne apportant la preuve d’une vie commune ou d’un lien affectif d’au moins deux ans avec le receveur ».
Quand le médecin nous a demandé de faire une liste de donneurs je lui ai simplement dit : “Ne cherchez pas, le donneur, ce sera moi”.Hervé
Ultime étape pour Hervé, il doit exprimer son consentement deva
nt le président du Tribunal de grande instance ou le magistrat désigné par lui. Le comité donneur vivant rend alors son autorisation. Le donneur peut revenir sur sa décision à tout moment et par tout moyen. Ce mercredi-là, plus d’un an après avoir pris leur décision, le couple seretrouve dans une des salles d’attente dédiées aux consultations mutualisées de l’hôpital Rangueil, pour la dernière étape avant l’hospitalisation. Dans les dédales de couloirs, les infirmières s’activent, appellent les patients, les préparent. Derrière les vitres qui les préservent encore un peu de cette agitation, le couple paraît plus serein que jamais. Une force tranquille. Sabine lit une revue, Hervé remplit un des derniers documents qu’il devra présenter à l’administration de l’hôpital. Après un bref entretien avec l’anesthésiste, ils sont reçus par le professeur Nassim Kamar, le nouveau responsable du département de
La veille de l’opération, les infirmières réalisent les derniers examens. Le couple est dans deux unités différentes. Ils se retrouveront quelques minutes le soir-même.
néphrologie et de transplantation d’organes, l’un des plus réputés de France. Expérimenté, lauréat du Grand prix de médecine en 2009, l’homme n’a qu’un objectif : les rassurer. « En France, on protège énormément le donneur. Notre but aujourd’hui, pour ce dernier rendez-vous avant la greffe, n’est pas de mettre deux personnes en dialyse », affirme-t-il d’emblée. Jetant un regard sur leurs dossiers qu’il connaît parfaitement, il leur assure que tout est réuni pour que les opérations se déroulent bien. S’adressant alors à Hervé, il semble vouloir le remercier à sa manière. « Vous êtes l’homme parfait. Vous êtes l’élite. Vous avez été sélectionné. Les donneurs vivants vivent plus longtemps que le reste de la population. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’ils bénéficient d’un suivi médical complet chaque année. »
De retour à l’hôpital, une semaine après, Sabine et Hervé vont vivre leur hospitalisation séparément. Elle rejoint l’unité de transplantation d’organes alors que lui est installé au service d’urologie. Deux équipes médicales les prennent alors en charge. Celle qui va prélever le rein d’Hervé, conduite par le chirurgien Nicolas Doumerc, et la seconde, qui va le greffer au corps de Sabine, par Federico Sallusto, responsable chirurgical du programme de transplantation rénale. Le duo travaille ensemble pour les greffes donneur vivant depuis des années, en collaboration avec le professeur Xavier Gamé, chirurgien urologue, et a même réalisé une première mondiale l’été dernier : la première greffe donneur vivant entre deux sœurs par voie vaginale, et par robot chirurgical, qui a valu à Nicolas Doumerc, le titre de Toulousain de l’année.
« Pour les greffes à partir d’un donneur vivant, comme celle que nous allons faire à Mme C., il faut une bonne expérience », explique Federico Sallusto, avec dans sa voix de légères notes italiennes. « Quand le donneur est décédé, nous pouvons prélever toutes les structures anatomiques du rein dans leur ensemble. Là, ce n’est pas le cas. Les vaisseaux sanguins sont beaucoup plus courts, il faut laisser au donneur une partie de ses vaisseaux. » Depuis 2006, c’est lui qui réalise toutes les greffes à partir de donneurs vivants dans le service. Grand brun filiforme, le teint hâlé, de fines lunettes qui lui allongent le visage, ce chirurgien aime expliquer, dans les moindres détails. Son phrasé est souvent doublé par des gestes. Ses mains tournoient et l’on découvre alors des doigts fins et allongés aux ongles délicatement limés. Jeune étudiant en médecine en Italie, il n’aurait jamais imaginé cette spécialisation. Et puis, il a « adoré » le travail minutieux et pointilleux que requiert l’urologie.
Les donneurs vivants vivent plus longtemps que le reste de la population parce qu’ils bénéficient d’un suivi médical complet chaque année.
Il est 3h30 à Albi. Louis, 69 ans, est plongé dans ses songes quand la sonnerie de son téléphone le réveille. « Nous avons un rein pour vous. Vous devez vous présenter dans les trois heures au service de transplantation d’organes de Rangueil. » Quatre ans qu’il attendait cet appel. Quatre longues années. Louis souffre d’une maladie auto-immune
qui atteint ses reins, la maladie de Berger, depuis 2011. En 2012, il est placé sur liste d’attente. Puis en 2014, il doit se faire dialyser. « L’enfer », selon lui. Pendant quatre voire cinq heures, le lundi, le mercredi et le vendredi matin, allongé, à subir cette machine qui supplée désormais ses reins. « Sous dialyse, on est extrêmement fatigué. On doit suivre un régime strict, sans sel, sans potassium. Avant j’étais sportif. Je jouais au rugby. Mais avec la dialyse, c’est vite devenu impossible. Cette vie-là était cauchemardesque. Nous portons, nous, malades, un mal-être, car nous n’éliminons plus les toxines de notre corps. C’est très difficile à définir », se remémore-t-il difficilement, comme s’il avait encore du mal à réaliser que tout cela allait bientôt être derrière lui, grâce à cette future greffe d’un donneur décédé. À 6h30, Louis arrive dans une salle d’attente du septième étage. Les médecins l’attendent. Louis est prêt pour « le match de sa vie ». Il passera plusieurs tests pour savoir s’il peut être greffé dans la journée. L’attente sera encore longue.
« Papa aura un rein et maman trois ! »
Après une courte nuit, le brancardier descend Hervé au bloc opératoire, une grande pièce froide, monochrome, aseptisée, où flottent encore quelques effluves de détergent. Il est 7h45. Le lit d’Hervé se tient au milieu de la salle,
couvé par l’équipe médicale. Cette même équipe, composée d’anesthésistes, d’internes, d’infirmières instrumentalistes, panseuses, et du chirurgien Nicolas Doumerc, a dû suivre tout un rituel avant de
pouvoir badger les portes de la salle d’opération. Au vestiaire, chacun a enfilé des blouses bleues et des chaussons stériles. Ils se sont lavés et relavés les avants-bras et les ongles avec diverses solutions désinfectantes. Ils ont revêtu des gants et des charlottes vertes, touche finale d’un processus qui ne varie guère. Les anesthésistes endorment le patient, placé en position latérale de sécurité. Son corps se perd sous d’imposants champs opératoires bleus. Il est 9h10 quand Nicolas Doumerc enclenche son chronomètre. La néphrectomie cœlioscopique, c’est-à-dire l’extraction du rein par petites incisions au niveau abdominal, peut commencer. « C’est mon toc. Ce n’est pas par souci de battre des records, simplement je veux aller à l’essentiel et ne pas perdre de temps. Moins l’opération est longue, plus le patient se remet vite. Je ne veux pas perdre de temps en bavardage pendant l’opération », commente le Toulousain de l’année. Avec ses très grandes mains, il guide les instruments insérés dans les deux trocards, des tiges cylindriques creuses qui permettent de réaliser l’opération. Le geste assuré, il ne lâche pas son écran où l’on voit se dessiner les parois intestinales et bientôt le rein. Les élèves médecins et infirmiers sont nombreux ce matin. Au bout de 45 minutes, son acolyte Federico Sallusto est appelé. C’est lui qui va vérifier la longueur des vaisseaux avant que Nicolas Doumerc ne les sectionne. En
Après son extraction par Nicolas Doumerc, le rein est lavé par Federico Sallusto pendant plusieurs minutes. Il sera ensuite implanté dans le corps de Sabine.
moins de deux minutes, le rein est extrait du corps du patient et irrigué par Federico Sallusto avec un liquide de conservation spécifique afin de le vider de son sang. « Il est très beau ce rein », salue ce dernier. Nicolas Doumerc quitte la salle. Son travail est fini. Peu à peu, le rein se désengorge de son sang et devient blanchâtre. Le liquide est passé dans chaque vaisseau pour vérifier leur étanchéité. Le travail de couturier débute. Tel un artisan, Federico Sallusto vérifie et coud, un à un, avec des fils pas plus épais que des cheveux, chaque petit vaisseau non nécessaire à la transplantation avant de pouvoir relier le rein au corps de Sabine.
J’étais émue car j’ai vu Hervé de loin et j’ai alors réalisé ce qu’il m’offrait. C’est beau. Sabine
Il est 12h30. Louis sait enfin qu’il sera greffé dans la soirée. Sabine, elle, entre au bloc : « Je me suis sentie émue car j’ai vu Hervé de loin et j’ai alors réalisé ce qu’il m’offrait. C’est beau. » L’opération minutieuse, plus longue que d’habitude suite à la présence d’une deuxième artère du greffon et à la morphologie de la receveuse, durera plus de cinq heures (au lieu de trois normalement). Les deux reins malades de Sabine ne seront pas touchés. Le rein d’Hervé sera placé dans la fosse iliaque, au bas du ventre de Sabine. Comme leur avait dit leur fille à l’annonce de la greffe : « Papa aura un rein et maman trois ! »
Après des sutures chirurgicales d’une extrême précision, la magie opère. Les élèves se sont approchés pour voir cet instant unique où le rein va reprendre vie. Une renaissance, un miracle dûment orchestré par le chirurgien. Il perfuse le rein avec le sang de la patiente. Instantanément, le rein se recolore, et le rouge vif bat de nouveaux dans les artères jusque-là pâles. Les élèves sont subjugués. L’émotion est palpable dans le bloc. Tout le monde sait que l’opération est réussie. Sans pour autant oser encore le dire. « Pour que tout se passe bien, il faut qu’il y ait un excellent travail d’équipe. Il faut qu’à chaque étape tout soit réalisé dans les meilleures conditions d’un point de vue chirurgical, médical et paramédical », résume humblement celui qui vient de passer plus de cinq heures sans bouger, sans trop parler, les yeux rivés vers ce rein. Mais le travail de Federico Sallusto n’est pas terminé. À peine le temps de se libérer de son masque, de sa charlotte et de boire un expresso, il se rend au chevet d’Hervé, encore endolori par l’opération. « Tout s’est bien passé. Vous nous avez donné du bon matériel. Tout était tellement bien chez vous que nous avons hésité à tout prendre », badine le chirurgien. Le soir-même Louis sera opéré par une autre équipe avec succès. Il retrouvera sa chambre aux alentours de minuit, quelques heures après Sabine. Au lendemain de leur opération, Sabine et Louis se croisent dans une des salles d’attente de l’hôpital. Ils font tous les deux leurs premiers bilans médicaux. Les analyses sont bonnes. Leur nouveau rein fonctionne normalement. Si Sabine reste pudique, Louis, ému aux larmes, n’en revient toujours pas. Ce retraité débonnaire lâche prise, seul dans sa chambre : « On revit une seconde fois. Je vais désormais vivre pour deux. C’est un don du ciel. J’aimerais tant remercier la famille du donneur. C’est magnifique ce qui vient de m’arriver, je suis si heureux. » Chaque semaine, dans l’unité de transplantation d’organes de Rangueil, des vies qui se terminent en prolongent d’autres, telle une douce continuité de l’existence. Louis a quitté l’hôpital une semaine après son arrivée imprévue. En pleine forme, il espère désormais retrouver les terrains de rugby. Hervé, lui, est sorti trois jours après son opération. L’homme, serein et tout en retenue jusque-là, n’a pas caché son émotion avant de laisser sa femme. « Bien sûr, c’est plus fort que tout ce qu’on a vécu ensemble », lâche-t-il, les larmes aux yeux. Sabine a passé dix jours à l’hôpital. En rentrant, ils ont pu fêter ensemble l’anniversaire de leur fille. Quelques semaines après, ils ont repris une vie normale, retrouvé leur équilibre, moins bancal et toujours heureux. Ce 1er juin, ils fêteront avec toute leur famille leur vingt ans de mariage, lovés dans les collines escarpées du Lot.
Hervé, bien remis de l’opération, sortira trois jours après. Sabine attendra dix jours. Ils s’apprêtent à fêter leurs vingt ans de mariage