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BOUDU

Retour en boîte

La grande réouverture, celle que tout le monde attend, c’est pour ce soir. J’imagine que l’immense majorité de la jeunesse française rêve de se trémousser sur les pistes de danse, elle qui est privée de sortie depuis des mois et à peine débarrassée du couvre-feu. Les conditions sont donc réunies pour motiver notre petit démon nocturne englué dans le nouveau quotidien boulot-dodo. Dans mon euphorie, je propose à quelques connaissances d’aller fêter l’événement. Je m’attends à un engouement à la hauteur de nos folles soirées pré-Covid. Sauf qu’en un an et demi, tout a changé. Personne n’a envie. « Les boîtes, c’est nul », « Les gens qui puent, très peu pour moi » et « Je ne suis pas vacciné » sont les principaux motifs de refus. C’est la désillusion. Qu’importe. Je parviens à convaincre Julien, mon ami fêtard, de m’accompagner. Sortir en discothèque en 2021 demande de la préparation. Quelques heures avant, me voilà assise dans une minuscule salle au fond d’une pharmacie à deux pas du travail. Ma première dose de vaccin n’étant pas suffisante pour m’ouvrir les portes des boîtes de nuit, je dois passer par la case test antigénique. Jusqu’à maintenant, j’avais échappé au coton tige en forme de pique à brochette dans les sinus. Mais cette épreuve est indispensable et je m’y plie avec un sourire grimaçant. Je suis la cinquième en quinze minutes à passer entre les mains du docteur Charpin. Elle triture ma narine quelques secondes. Une larme m’échappe et le résultat ne tarde pas : « Vous êtes négative. » Le rendez-vous est fixé à 22 heures. Nous mangeons autour d’une bouteille de vin et la mauvaise habitude acquise pendant le confinement nous guette. À minuit, la motivation s’est noyée dans le verre. Il nous faut rassembler toute notre bonne volonté pour mettre le nez dehors. À partir de là, l’excitation à l’idée de passer une soirée « à l’ancienne » prend le dessus.


Boudu n°60 AZF

©Julien BOSCQ


Comme tous les vendredi soirs, les terrasses du centre-ville sont bondées. Nous ne dérogeons pourtant pas à la règle : un arrêt au Troquet s’impose. Nul ne peut contester qu’aller en boîte de nuit, c’est tout un processus. Impossible d’arriver dès l’ouverture, l’envie n’y serait pas. Mais accompagnés d’un cocktail et entourés de jeunes désireux de vivre un moment festif, nous reprenons du poil de la bête. Nous ne voyons pas le temps passer et le bar finit par fermer sous nos yeux ébahis. Il est 2 heures. La soirée est passée en une fraction de seconde. J’ai un petit goût de vie d’avant sur le bout de la langue. Notre pèlerinage reprend. Arrivés devant le Bazar, une des discothèques les plus populaires de la ville, un rire nerveux m’échappe. La file d’attente est longue et la jauge restreinte. Les 75 % de la capacité d’accueil de la discothèque représentent exactement 100 personnes. Devant les portes gardées par deux vigiles, ça papote calmement pour patienter. Je remarque rapidement que deux groupes se font face : ceux qui ont hâte de pénétrer dans la caverne d’Ali Baba, et ceux qui n’avaient qu’une hâte, la quitter. « Je suis vraiment trop déçue, se désole Romane, 20 ans. On a fait le tour de la ville avant de trouver un endroit où sortir. J’ai l’impression de courir après l’amusement. » Plusieurs discothèques ont en effet préféré laisser leurs portes closes jusqu’en septembre. Et Romane n’est pas là pour faire une chasse au trésor. Traquer l’amusement, ça ne l’intéresse pas. « Je crois que je me suis habituée à nos soirées à la maison, musique techno et tenue confortable », ajoute-t-elle, provoquant des hochements de tête chez ses amis. Après des mois à choisir ses sons en soirée et à se balader en maillot de bain si l’envie lui prenait, le retour à la réalité est dur. Ou alors les jeunes ont-ils seulement découvert une autre réalité. « Moi j’aime bien sortir pour rencontrer des gens, mesure Solène, une autre étudiante. Mais là, personne ne dansait, je ne comprends pas l’intérêt. » Le petit groupe continue sa route jusqu’au Downtown, un autre haut lieu de la vie nocturne toulousaine. Je les abandonne et m’intègre à la file d’attente qui s’allonge devant le Bazar, où le brouhaha des conversations teintées d’alcool est résolument le même qu’il y a un an et demi. « On n’attendait pas la réouverture avec une impatience particulière, relativise Théo, mon voisin de file. Mais puisqu’on en a l’occasion, on est venus. » Le trio de médecins trentenaires est précautionneux. Masque à la main, preuve de vaccination dans la poche. « Les gars, j’ai plus de batterie ! », s’écrit l’un d’eux. Tout le monde s’agite. Comment faire ? Il y a seize mois, personne n’aurait prêté attention à ce détail. Mais à l’heure actuelle, tout devient compliqué sans son smartphone. Parce qu’à l’entrée, les vigiles vérifient un par un les sésames numériques qui offrent l’accès au temple : les passes sanitaires.


Boudu n°60 AZF

©Julien BOSCQ


Nous pénétrons dans un sas et restons agglutinés le temps de s’enregistrer sur le cahier de rappel. En flashant le QR code au mur pour activer l’application Tous Anti-Covid ou en notant nos coordonnées à la main. Aucune exception n’est tolérée. Quand tout est en ordre, nous sommes enfin lâchés dans l’arène. Pour une boîte de nuit, c’est étonnement calme. Malgré la musique assourdissante, l’esprit est plutôt à la conversation. Près du bar, nous croisons Godeffroi, venu fêter la réouverture avec des amis. Chemise à fleurs et grand sourire, le jeune homme insiste pour offrir une tournée de shooters. « Goût cookie, c’est les meilleurs. » Cette soirée, il l’a attendue comme le messie. Il appelle les serveuses par leur prénom et me gratifie d’un clin d’oeil énigmatique lorsque je lui demande s’il se considère comme un habitué. Cet endroit, c’est un peu son QG, mais il ne faut pas le dire. Accoudé au bar, Alexandre, opticien de 25 ans qui a fait le trajet depuis Brive pour fêter ce moment mémorable, ne danse pas non plus. Il s’enivre simplement du bruit et de l’effet de groupe. Les lumières des spots, émeraudes, bleutées, chatoyantes, créent des ombres sur les visages, plongent la petite piste de danse dans cette ambiance qu’on ne trouve qu’en boîte de nuit. Près de l’escalier en colimaçon beaucoup trop grand pour l’espace restreint, une jeune femme rit aux éclats, la main posée sur le bras de son interlocuteur. En petit groupe des Toulousaines font onduler leur corps au rythme de la musique. J’observe avec attention ces personnes qui m’entourent, et je réalise que les boîtes, c’est aussi cela : le simple plaisir de partager un moment avec des inconnus qu’on ne reverra jamais. Soudain, une bousculade. Deux clubbeurs s’invectivent sur une chanson de Maître Gims. Les regards convergent vers la bagarre qui semble prête à éclater. Mais les amis interviennent immédiatement, le videur les menace, et le danger est rapidement écarté. Après un autre verre, l’épisode est oublié et chacun reprend le cours de sa soirée comme si de rien n’était. Scènes immuables de la vie en boîte de nuit. Lorsque nous sortons, l’aube pointe le bout de son nez rose. Les heures ont filé à la vitesse de l’éclair. Il est plus de 5 heures et les rues sont silencieuses. Seuls les derniers fêtards qui tanguent sur leurs jambes fatiguées troublent la tranquillité des pavés endormis. Dans un autre quartier de la ville, l’After vient d’ouvrir ses portes et accueillera son public jusqu’à 14 heures. J’hésite à m’y rendre. Après des heures à savourer le goût de la vie d’avant, il est difficile de s’arrêter. J’ai enfin retrouvé l’étincelle qui me menait si souvent en boîte, avant. Cette indescriptible envie de succomber à l’excès, dont on avait presque oublié la sensation exaltante. À nouveau tous ensemble.


Boudu n°60 AZF

©Julien BOSCQ


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