L’histoire du porc noir de Bigorre est celle d’une remontada. Chassé des assiettes parce que trop gras, chassé des élevages parce qu’inadapté à l’industrie, ce cochon totem de la culture paysanne du Sud-Ouest a failli disparaître à l’aube des années 1980. Relancé par une poignée d’éleveurs, il donne aujourd’hui une viande servie jusqu’au palais de l’Élysée, des jambons qui rivalisent avec les grands ibériques, et un gras bienfaisant qui ennoblit tout ce qu’il touche.
Donald Trump ne sait pas manger. Son compte X déborde de considérations sur la vanité du déjeuner à la française (perte de temps), sur son appétit pour les filet-o-fish de Mcdonald’s, et même sur la supériorité des frites indus surgelées sur les frites fraîches. Aussi, en juillet 2017, lorsqu’il s’est agi de recevoir le président américain à la table d’Emmanuel Macron, le chef de l’Élysée Guillaume Gomez a opposé à ce manque de goût manifeste une de ses viandes favorites : le porc noir de Bigorre, synthèse française de la rusticité et du raffinement.
Deux ans plus tard au G7 à Biarritz, le chef Cédric Béchade a remis le couvert en inscrivant cette AOP au menu du repas de gala du sommet. On dit que les chefs d’État se sont régalés. Le Figaro rapportait même le lendemain le « Really fantastic ! » lâché par Trump après avoir englouti sa portion. Ce que l’histoire ne dit pas, c’est si quelqu’un a pris le temps de raconter à Merkel, Johnson, Trump, Trudeau et consorts, l’incroyable destin de ce cochon du piémont pyrénéen. Si ce n’est pas le cas, pas de problème. Boudu s’y colle une nouvelle fois.
Cette histoire s’ouvre au néolithique avec la sédentarisation des chasseurs-cueilleurs et l’invention de l’agriculture. En ce temps-là, les peuplades des Pyrénées centrales et occidentales commencent à domestiquer les animaux du cru. Parmi eux, un cochon noir adapté au relief et au climat local. Robuste, rustique, il porte sur le dos une couche de gras qui fait office de Damart, et sur les yeux une paire d’oreilles en guise de parasol. Il ne craint ni le froid, ni la neige, et vit heureux dans les sous-bois où il glane glands et faines, et se repaît d’herbe. Il fait partie de la grande famille des cochons noirs méditerranéens. Des animaux qu’on retrouve partout au sud de l’Europe occidentale dès l’Antiquité, et dont l’historien grec Strabon (-60 av. JC – 20), qui voyait mal mais avait le bec fin, affirmait qu’ils donnaient les meilleurs jambons de l’Empire.
Des millénaires durant, la brave bête reste le pilier de la vie autarcique de la civilisation paysanne, offrant aux humbles foyers ruraux de ce rude pays de montagne la viande des soirs de fête et la graisse de tous les jours. L’homme et l’animal en développent une affection réciproque et une grande proximité, que Jean-Michel Coustalat, éleveur et directeur du consortium noir de Bigorre, vérifie tous les jours : « Le grand public utilise parfois l’adjectif sauvage pour qualifier le Noir de Bigorre, parce qu’il vit sa vie dans les parcours et dans les bois avec très peu d’interventions de l’éleveur. En réalité c’est un animal des plus domestiques. Cela fait des millénaires qu’il vit avec nous. Par le passé, les truies passaient plusieurs années dans la cour de la ferme. Elles se comportaient comme des chiens, répondaient à tout un tas de mots, partaient l’été en estive et partageaient avec les bovins. C’est la raison pour laquelle les cochons noirs gascons sont si curieux. Quand on s’avance vers eux, ils viennent vous mordiller les godasses et cherchent à jouer. L’homme fait partie de leur environnement. Rien à voir avec le cochon blanc, qui, à force de n’être sélectionné que pour sa productivité, présente un caractère complètement déstructuré. »
Ah! tu verrat, tout recommencera
L’homme et le cochon noir vivent ainsi groin dans la main jusqu’à la fin des années 1960. Dans la France de Concorde et Cohn-Bendit convertie à la religion du progrès, ce cochon du passé ne fait plus recette. On veut alors des porcs bodybuildés taillés pour l’industrie et pas pour le grand air. Des animaux dont on puisse tirer un jambon moderne, sans graisse et sans surprise, produit à la chaîne comme les Estafette et les Bic Cristal. En quelques décennies le cochon noir périclite. Si bien qu’en 1981, il ne reste plus dans le berceau historique de la race que 30 truies et deux verrats.
Dès lors, à partir de ce noyau d’élite recensé à la demande de l’Inra et de la chambre d’agriculture des Hautes-Pyrénées, une poignée de fous s’emploie à résister à la disparition programmée de la race. L’Inra confie la tâche à Armand Touzanne, qui sera le premier directeur du consortium : « J’étais conseiller agricole à la Chambre d’agriculture. Dans le cadre de mon travail, j’étais plutôt focalisé sur le productivisme. Cette mission m’a permis de faire beaucoup de chemin, de repenser ma façon de voir l’agriculture, et donc le monde. » Une fois la race sauvée, il s’agit de lui trouver un modèle économique. Hantise de ses promoteurs : que ce porc vecteur de goût, d’histoire et de sens, finisse dans un écomusée comme un animal préhistorique.
Les premières années sont difficiles. À la fin des années 1980, il n’existe aucun marché pour ce genre de produits. Quand les premiers éleveurs débarquent sur les marchés du sud-ouest avec leurs cochons noirs, on se fout d’eux. On raille leur cochon du passé qui sent la basse-cour et la forêt. La mode est au jus d’orange en poudre, à la viande reconstituée et au chewing-gum en tube. Stella et Joël de Rosnay viennent à peine d’inventer le mot malbouffe, et Jean-Pierre Coffe n’a pas encore balancé en direct sur Canal+ sa tranche de jambon industriel en hurlant « C’est de la merde ! ». Bové n’a pas encore démonté de Mc Do. La France se fiche de ce qu’elle bâfre. Tout n’est que marque, rien n’est goût.
Tout change dans les années 1990. Les scandales de la vache folle et du poulet à la dioxine forcent les Français à s’intéresser à la manière dont on produit leur nourriture. Le désir de manger bon et sain apparaît. Le grand public s’inquiète de la manière dont l’élevage affecte l’environnement. Des mouvements planétaires comme Slow Food voient le jour. On se met à considérer d’un autre œil ce noir élevé en liberté dans son milieu naturel, nourri avec la ressource locale, prétexte à la préservation de paysages, de châtaigneraies, de sous-bois, et d’écosystèmes du piémont pyrénéen. On se met à penser que même s’il ne grossit que de 400 grammes par jour (contre 800 pour le blanc), et qu’il a 40 mm de graisse sur le dos (contre 4 pour le blanc), il fait sans doute partie de la solution. D’autant plus que, sur les plans gustatif et nutritionnel, c’est une bombe.
Se structure alors sérieusement dès le milieu des années 1990 un écosystème d’éleveurs, agronomes, charcutiers, commerçants, restaurateurs, qui placent ensemble le noir de Bigorre sur orbite. Une grosse décennie après les moqueries des locaux, le jambon noir de Bigorre fait une entrée fracassante à Paris, suspendu dans un restaurant de Saint-Germain-des-Prés : « Quelle revanche ! Tu sors de ta campagne, tu élèves un cochon qui vient du fin fond de l’histoire, et tu retrouves tes jambons à Saint-Germain, le quartier des intellectuels, des jazzmen, des existentialistes ! Quelle revanche ! » s’émeut Armand Touzanne.
Aujourd’hui, noir de Bigorre est protégé par deux appellations d’origine, une pour le jambon, l’autre pour la viande fraîche. La zone d’appellation s’étend dans les Hautes-Pyrénées et le Gers, et mord sur la Haute-Garonne. Un territoire qui excède largement la Bigorre, contrairement à ce que son nom laisse penser, et qui correspond étrangement au pays du Nébouzan, contrée gasconne médiévale oubliée.
Dans les assiettes, les grands chefs raffolent de cette viande tendre et ce gras exhausteur de goût, les influenceurs le promeuvent, et les foodistas l’instagrament. Sa renommée contribue à la réhabilitation du gras dans le discours des nutritionnistes éclairés, ses jambons rivalisent avec les grands ibériques, et son positionnement haut de gamme ne peut qu’encourager à adopter le nouveau mantra des amateurs de viande : « moins mais mieux ».
Jean-Michel Coustalat y voit un début de salut pour l’agriculture : « Au-delà de leur première fonction nourricière, les paysans ne peuvent plus dissocier leur activité du sens qui l’accompagne. Produire à n’importe quel prix, ça ne marche plus. On le voit bien. L’agriculture est presque partout en échec. On doit mener dans le monde agricole une révolution du sens et entrer en cohérence avec les attentes de la société en matière d’alimentation et d’environnement. Sinon, tout ça finira par péter. » Make agriculture great again, en somme.
Baer de Bigorre
Parmi les disciples du noir de Bigorre, on trouve des profils inattendus. Edouard Baer est l’un d’entre eux. Né à Boulogne-Billancourt, le comédien archétype du dandy cool de Saint-Germain s’est trouvé des atomes crochus avec ce cochon rustique du Sud-Ouest.
La première fois que vous avez goûté au Noir de Bigorre ?
Je n’ai pas de souvenir précis mais je me rappelle parfaitement la chronologie de mes découvertes. D’abord les mauvais Bayonne de mon enfance, ensuite les premiers ibériques, et enfin le Noir de Bigorre.
Le premier que vous avez vu vivant dans son habitat naturel ?
Celui que Denis Méliet, un copain restaurateur, m’a offert pour mon anniversaire, à Paris. Mais ça ne compte pas, parce que la salle de restaurant, c’était pas vraiment son habitat naturel.
Qu’a changé ce cochon dans votre vie ?
Comme Français, je suis content qu’un cochon de chez nous rivalise avec les jambons ibériques. Comme mangeur, je suis content de prendre autant de plaisir à manger du gras. Comme consommateur de viande, je suis content que l’animal que je mange ait vécu en plein air, en liberté, dans son milieu naturel, et se soit nourri de ce qu’il aime. Comme Jean-Pierre Coffe, je considère qu’on ne devrait manger que les animaux qu’on a connus de leur vivant.
Le gras du jambon de Noir de Bigorre a les mêmes vertus que l’huile d’olive. Info ou intox ?
Le bon gras, ça existe. Et ce qui est passionnant, c’est que les bons gras arrivent toujours à la fin d’une chaîne de production vertueuse. Du paysage jusqu’à la santé, les choses se tiennent.
Il y a 40 ans, le cochon noir était démodé. Aujourd’hui, il est un emblème de la gastronomie française. Que vous inspire ce destin ?
Que les gens ont changé d’avis, notamment en ville. On qualifie souvent de bobos les urbains qui s’intéressent à ce genre de produits paysans. Sûrement qu’il y a des ridicules parmi eux, mais il faut voir ce que ça remplace ! Ça remplace une ancienne bourgeoisie très dure, engluée dans le paraître et le mensonge. Je préfère largement les bobos mangeurs de noir de Bigorre qui la remplacent ! Au moins, ils encouragent des choses qui vont dans le bon sens.
Faudra-t-il un jour se résoudre à ne plus manger de viande ?
Il ne faut pas se laisser coincer entre les tenants de l’élevage industriel intensif, qui est une calamité, et les antispécistes qui, entre l’animal et l’être humain, ne sont pas certains de choisir l’être humain. Il faut trouver une voie du milieu.
Le député antispéciste Aymeric Caron a dit : « Nous faisons partie de la famille des grands singes, sommes cousins des poules et liés génétiquement aux éponges de mer. Ce lien nous oblige ». Et avec le noir de Bigorre, on a quel genre de lien de parenté ?
Je me sens un lien de parenté avec tout ce qui est vivant. Je me souviens d’un livre de Michel Serrault intitulé Le cri de la carotte, qui postule que les légumes émettent un petit cri de tristesse quand on les arrache à la terre.
Le cochon noir est une star en Bigorre. Parmi ces autres grandes figures bigourdanes, quelle est celle que vous préférez ? Bernadette Soubirous, Théophile Gautier ou Sim ?
J’aime bien Bernadette quand elle exauce les prières, même si je ne crois pas qu’on ait besoin de saints pour s’adresser à Dieu. Donc je propose de ficher la paix à Bernadette et d’arrêter de lui demander des trucs. Par conséquent, je choisis Sim.