On vous entend d’ici. Vous vous dites : « Ça y est, encore de vieilles rengaines sur le rugby d’hier. Ça va commencer avec du Synthol, continuer par des baffes, et s’achever dans la bière et les c’était-mieux-avant ». Perdu. Cette fois, ça commence par un grand texte. Presque un poème. Celui que s’apprête à déclamer André Brouat, ancien joueur et président du Stade, ce 17 mai 1980 au stade des Ponts-Jumeaux. Demain, les bulldozers démoliront cette enceinte historique du rugby toulousain, engloutissant 73 ans d’histoire en même temps qu’un pré vert et des tribunes en bois. Tout ça pour laisser passer les bagnoles. Dur à avaler. Quelques années plus tard, ce même André Brouat, communiste non encarté, deviendra adjoint au maire de Toulouse. Il créera 4 zones vertes : La Ramée, Pech-David, Argoulets et Sesquières. Une façon, sans doute, d’exorciser l’infâme bétonnage de son stade bien-aimé. Mais pour l’heure, cul-de-guêpe (ainsi qu’on le surnommait quand il jouait trois-quarts centre dans l’équipe championne de France 1947), amorce son discours d’adieu : « Le soir des soirs va, dans l’ombre quotidienne, noyer à jamais les Ponts-Jumeaux. Laissez avec force, avec soin, vos yeux faire le tour, à la recherche de vos fantômes ». Dans l’assistance, les prunelles s’embuent dès la première phrase. Et quand, cinq minutes plus tard, arrive la chute, même les plus gaillards sont en larmes : « Notre terrain et notre stade cristallisent une âme collective, lucide et courageuse, en même temps ferme et fragile, grande et belle, à la mesure de la condition humaine… ».
Pierre Villepreux (de profil) entraîneur du Stade Toulousain et André Brouat, alors adjoint au maire de Toulouse (de face), salle des Illustres le 25 mai 1986, après la finale victorieuse contre Agen. © Alexandre Francis – Mairie de Toulouse, Archives municipales, 15Fi7130
N’importe quel stadiste présent ce jour-là vous le dira : le discours de Brouat est l’acte fondateur de la décennie sportive exceptionnelle qui suivra. Serge Gabernet, alors arrière du Stade et de l’équipe de France, qui a marqué les derniers points de l’histoire des Ponts-Jumeaux, s’en souvient comme si c’était hier : « Ces paroles nous ont galvanisé. 8 jours plus tard, on jouait la finale au Parc des Princes contre Béziers. On n’était pas favoris, loin de là, mais on a failli l’emporter. Les 20 dernières minutes, on leur a mis un bordel monstre aux Biterrois. On les a fait courir, on a joué les touches rapidement, et au coup de sifflet final ils étaient victorieux mais cuits. Et nous, on a compris que, bientôt, ce serait à nous de brandir le bouclier ». Il faut dire que, depuis le début des années 1970, Béziers domine le rugby français. 7 titres entre 71 et 80. Une conquête magistrale, un buteur de feu et un jeu d’avants du tonnerre. Toulouse, dans la même période, a raté le coche. Toujours pas de Brennus. Rien depuis 1947. Et pour couronner le tout, en 1976, malgré le talent de Rives et Skrela, et les débuts prometteurs des jeunes Laïrle et Novès, le Stade est passé tout près de la relégation.
Une espèce de rêve
Pour gagner, les stadistes ont besoin d’un catalyseur. Il leur tombe du ciel en la personne de Jean Fabre, ancien numéro 8 rouge et noir, logiquement surnommé le matheux parce que titulaire d’une maîtrise de maths. Promu président en 1980, il veut prendre 20 ans d’avance, révolutionner le jeu et se tourner vers les entreprises. « Il avait une vision. Une espèce de rêve. Il voulait donner au club une dimension nouvelle, organiser un masters mondial des clubs (ce qu’il accomplira en 1986, ndlr), et profiter de l’aura internationale de Toulouse pour promouvoir son rugby » se souvient Pierre Villepreux. Ce dernier occupe alors le poste d’entraîneur adjoint auprès de Robert Bru. Tous deux sont des disciples du nordiste René Deleplace, autre rugbyman mathématicien. Un apôtre du rugby total dont les théories sur le mouvement général et l’improvisation sont à l’origine de ce qu’on appelle communément le french flair : « Avec Robert Bru et Jean Fabre, on s’est dit que si l’on voulait exposer le Stade Toulousain aux yeux du monde, il fallait que ce soit beau à voir. On s’est promis de faire du jeu notre priorité. Et c’est exactement ce qu’on a fait ! ».
Arrivée place du Capitole de l’équipe victorieuse de Toulon en finale du championnat de France 1989. © Mairie de Toulouse, Archives municipales, 15Fi8074
En trois ans, Fabre, Bru et Villepreux bouleversent le club du sol au plafond. Sur le terrain, place à l’initiative et à l’intelligence situationnelle. Au siège, place au sponsoring, aux services pour faciliter la vie des joueurs, et à l’élaboration d’un projet à long terme avec l’an 2000 comme horizon. Si bien qu’en 1983, au moment où le Stade fixe ses pénates aux 7 Deniers, le club a pris une avance considérable sur ses concurrents. Au journal L’Équipe, la chose fait couler beaucoup d’encre. Sur le moment, Serge Tynelski, journaliste aux pages rugby, en oublie presque ses origines lot-et-garonnaises : « J’ai beau être Agenais, je badais Toulouse. J’adorais l’esprit universitaire du club. J’étais sensible à son côté chic et festif, moins rustre, moins frustre qu’Agen ou Béziers. Très vite, les joueurs se sont mis à porter des blazers pour les cérémonies et les après-match, là où les autres se baladaient en jeans ou en survêt’. Et je ne parle même pas du jeu ! Fabuleux ! Villepreux parvenait, en tant qu’entraîneur, à assouvir les envies d’offensive et de bordel organisé qu’il n’était pas arrivé à imposer à ses coéquipiers quand il était joueur ».
Si la mayonnaise prend, c’est qu’entraîneurs et joueurs sont, pour la plupart, issus du même moule universitaire. Toulouse n’est pas la deuxième ville étudiante pour rien. L’équipe est composée en majorité de professeurs d’éducation physique (de profs de gym, comme on disait alors), en fonction ou en formation, et elle est entraînée… par deux professeurs d’éducation physique. Ce rugby de profs permet au Stade de remporter en 1985 son premier bouclier de Brennus depuis 1947. Les Portolan, Santamans, Novès, Cadieu, Janik, Maset, Cigagna, Rougé-Thomas, Gabernet… touchent enfin au but. Match épique. 36-22 après prolongations face à Toulon. Six essais dont 5 de sa seule paire de centres Bonneval-Charvet. Formé à Cahors, ce dernier vit un rêve éveillé : « C’était inouï. Une adrénaline incroyable, une euphorie indescriptible. Au retour, on a mis 3 heures pour arriver en bus au Capitole. La victoire, au milieu des années 80, était belle. Presque miraculeuse. Ce n’est que plus tard, dans les années 1990 qu’elle est devenue naturelle ».
Sur ces photos prises lors de la finale de la Coupe de France de 1985 disputée à Carcassonne entre le Stade Toulousain et Narbonne (victoire des Audois), on reconnaît notamment le Narbonnais Didier Codorniou (qui rejoindra Toulouse en 86), Serge Laïrle (moustache et bandeau blanc) et Albert Cigagna (en pleine extension sur la photo de droite, derrière le bras tendu de Portolan).© Fonds André Cros – Mairie de Toulouse, Archives municipales, 53Fi4588 et 53Fi4584
Nombre de témoins de ce temps parlent d’une communion public/joueurs comme on n’en verra plus. Pourtant, les victoires s’enchaînent. Le Stade décroche un nouveau Brennus en 1986 et déploie un jeu de mouvement en pleine maturité. Serge Laïrle, qui a joué à tous les postes du 8 d’avant ne boude pas son plaisir : « Le maître mot, c’était ” adaptation“. À tout moment, on pouvait créer une étincelle. Derrière, devant, partout. Et si on prenait un essai, ça n’était pas grave. Il suffisait d’en marquer deux. On ne se réfugiait pas derrière l’occupation du terrain. On était libres comme l’air ».
Liberté, liberté chérie
À cette liberté du terrain s’ajoute une insouciance absolue en dehors, que Denis Charvet évoque aujourd’hui avec des trémolos dans la voix : « L’insouciance était notre force. On était encore amateurs. Pas de plan de carrière, pas d’enjeu financier, presque pas de comptes à rendre au club. Tout était facile, rien n’était calculé. Le rugby et la vie semblaient moins dangereux qu’aujourd’hui. On jouissait à tous les étages d’une permissivité qui parait folle a posteriori… ».
Cette ambiance particulière frappe les nouveaux venus comme Didier Codorniou, vedette du rugby français, victorieux des Blacks à l’Eden Park avec le XV de France en 1979. Celui qu’on appelle le Petit Prince arrive au Stade depuis Narbonne sur la pointe des pieds après le titre de 1986. Les premiers mois sont douloureux. Du n°1 au n°15, les stadistes sont plus toniques et moins lourds qu’à Narbonne : « J’ai souffert pendant des semaines pour me mettre au niveau. J’avais des crampes tout le temps, je faisais des hypoglycémies… l’enfer ! » grimace-t-il. Autre mise à niveau difficile : le jeu. Le désordre et la désorganisation apparente ne sont pas si faciles à assimiler : « Liberté, liberté, liberté ! C’était ça le programme. Tout était permis. Pour jouer selon la méthode Villepreux-Skrela, pour éprouver cette forme de génie, il fallait des phénomènes rapides, puissants, redoutables. Et c’est exactement ce qu’étaient les joueurs du Stade. Avec, selon moi, un gars au-dessus du lot, Philippe Rougé-Thomas. Passé un peu inaperçu derrière les vedettes. Mais le plus grand, c’était lui ».
Ce qui marque le plus Didier Codorniou, c’est l’organisation quasi professionnelle du club : « Il y avait un service de restauration. On nous prenait les maillots après les entraînements pour nous les rendre lavés et pliés. On bénéficiait de beaucoup d’attention de la part de l’encadrement et même des autres joueurs. On se sentait bien. C’était déjà pro, mais un professionnalisme doux, à visage humain ».
La décennie s’achève en 1989 comme elle avait commencé : par une finale au Parc des Princes. Victorieuse, cette fois. Une apothéose de jeu et un combat titanesque face au grand Toulon entraîné par Daniel Herrero. Le match est entré dans la légende pour l’essai de 80 mètres de Denis Charvet sur un coup franc joué vite dans le dos de la défense. Exploit ourdi et prémédité par Pierre Villepreux, qui avait remarqué une faille dans le replacement des Toulonnais. Cette intuition et cette science éblouissent encore David Berty, 19 ans, le plus jeune stadiste sur le terrain ce jour-là : « J’évoluais avec des joueurs dont les posters tapissaient les murs de ma chambre d’enfant. Mon entraîneur c’était monsieur Villepreux, un homme qui a transformé le rugby. J’étais conscient de ma chance, mais je ne réalisais pas que je vivais le dernier jour du rugby des années 1980 ».
Au cours des années suivantes, il écrira avec le Stade et sous l’autorité de Guy Novès, la plus belle décennie du club. 5 titres dont 4 consécutifs. De quoi effacer la précédente : « Le problème de cette grande décennie de jeu, de liberté et de mouvement, soupire Serge Tynelski, c’est que la suivante est encore plus glorieuse en termes de résultat. Il n’y a guère que les connaisseurs et les fidèles qui s’en souviennent ». Pour un peu, on se laisserait aller à achever cette histoire dans la bière, et les c’était-mieux-avant…
L’AMOUR EST UN BOUQUET DE VIOLETS
Aujourd’hui Conseiller Technique départemental à Castelmaurou, Pascal Despeyroux fut le milieu défensif du TFC victorieux du Naples de Maradona. Dans les années 80, son rôle consistait à récupérer des ballons chez l’adversaire pour les servir à Beto Marcico, l’attaquant vedette des Violets. Un don de soi qui sied parfaitement à ce personnage généreux, dont les souvenirs esquissent un portrait énamouré de cette décennie de grands exploits et de grands sentiments.
Fermez les yeux et pensez au TFC des années 1980. Quelle est la première image qui vous vient à l’esprit ?
Celle de la foule qu’il fallait traverser les jours de match pour aller s’échauffer sur le terrain annexe. Ça parait fou avec le recul, mais que tu sois une star ou un joueur lambda, tu sortais de ton vestiaire une heure avant le match pour te frayer un chemin sur 300 mètres, dans une mer de supporters. Et une fois sur le terrain d’entraînement, pas de grillage, pas de barrière. Rien !
Tout le monde se pliait à l’exercice ?
Oui, même les grandes vedettes. En 8 ans au Tèf, je n’ai vu que deux joueurs renoncer à le faire : Maradona et Tigana. Pour les grands matchs, c’était impressionnant. Fallait être bien réveillé. Mais ce que tu recevais là, c’est indescriptible. Des témoignages d’amour et de fidélité d’une force incroyable. Le public comptait sur toi. Il te le faisait savoir. Avec ferveur, certes, mais sans agressivité.
Pourriez-vous résumer cette décennie du TFC pour ceux de nos lecteurs qui ne l’ont pas vécue ?
C’est très simple. En 1982, le TFC est en deuxième division. Quatre ans plus tard, il élimine le SSC Naples de Maradona en coupe d’Europe. Et l’année suivante, on est sortis par le Bayer Leverkusen, qui sera champion d’Europe. Sur le terrain, tu as 9 internationaux. Des Français comme Gérald Passi, Yannick Stopyra, Dominique Rocheteau, et des stars argentines comme Marcico ou Tarantini, champion du monde 78. On accroche régulièrement le haut du classement dans un championnat très relevé, avec le Bordeaux de Claude Bez, l’OM de Bernard Tapie et le Matra Racing de Lagardère. Du lourd.
À qui ou à quoi le TFC doit-il cette parenthèse enchantée ?
En grande partie au président Visentin, qui avait une connaissance profonde du football et a recruté l’essentiel des internationaux de cette époque. À l’état d’esprit aussi : professionnel mais pas à outrance. Pas de prime de match, une relative décontraction, et pas mal d’insouciance. Et puis à Jacques Santini, notre entraîneur de 1985 à 1989, qui nous a apporté une rigueur, une intensité et une méthode héritées de ses années de joueur à Saint-Étienne dans les années 1970. On travaillait beaucoup au TFC, dans ces années-là. Peut-être un peu plus que les autres.
Qu’est-ce-qui vous fait dire cela ?
Je voyais bien que certains, notamment les recrues, trouvaient qu’on travaillait trop. Santini développait la puissance par la répétition des entraînements. Pas de travail physique pur et dur, mais de la densité. Non seulement c’était excellent pour le collectif, mais en plus cela optimisait nos performances individuelles. Cela nous a rendu individuellement très performants.
Au fond du cœur de chaque Toulousain âgé de 40 à 80 ans, il reste une trace, peut-être indélébile, de ce que nous avons accompli en ce temps-là.
Et vous, dans cette histoire ?
Moi, j’étais le petit Toulousain de l’équipe. Pur produit du club. Je faisais partie de la première promotion du centre de formation du TFC, en 1982. J’ai disputé mon premier match pro en 1985 et tout de suite, ça a été le rêve. Je jouais avec des mecs que je badais. Je vivais tout cela à travers un prisme affectif. J’étais jeune papa mais je voyais plus souvent mes coéquipiers que ma femme et mon fils ! Il faut dire que Santini avait un penchant pour les mises au vert…
Votre meilleur souvenir ?
Évidemment le match contre Naples à Toulouse. 1h30 pour se rendre au Stadium en bus depuis l’hôtel de Diane. J’ai goûté chaque seconde de ma présence sur le terrain ce jour-là.
Le pire ?
Évidemment l’élimination la même année par le Spartak Moscou en 1/16e de finale de la coupe UEFA. On gagne 3-1 à l’aller, on mène 0-1 dès la sixième minute à Moscou. Et puis on perd 5-1. On s’est mis à jouer le hors-jeu, ce qui était idiot. On avait face à nous 10 joueurs de l’équipe nationale russe. Ils allaient à mille à l’heure. Au fond de nous, aujourd’hui encore, on s’en veut tous beaucoup.
Comment était l’ambiance en dehors du terrain ?
On ne se voyait pas forcément, mais il y avait des affinités. Moi, j’ai fait espagnol au bahut, alors j’avais des facilités pour communiquer avec Marcico et Tarantini. On avait presque des relations père-fils eux et moi. Pour le reste, je sais que certains sortaient pas mal. Moi, j’évitais. Je n’avais pas le talent suffisant pour faire la bringue et être performant sur le terrain. Il m’est tout de même arrivé de passer quelques soirées avec les gars. Parfois même avec les joueurs du Stade Toulousain en boîte rue Saint-Rome. On adorait les valeurs typiquement toulousaines qu’ils dégageaient. On avait l’impression d’être de la même famille. Des Toulousains avant tout.
Il n’y avait donc pas de concurrence entre rugby et football ?
Aucune. D’abord parce que les deux stades étaient pleins les jours de match, ensuite parce que derrière chaque footballeur du TFC se cachait un amateur du rugby, et inversement. On allait souvent aux 7 Deniers. Voir courir Rancoule, Charvet, Ntamak ou Novès sur un terrain de rugby, c’était quelque chose de magnifique.
Avez-vous jamais connu, après votre départ pour Saint-Etienne en 1992, des moments sportifs aussi forts que ceux vécus au TFC dans les années 1980 ?
J’ai vécu par procuration des émotions presque identiques au début des années 2000, quand le TFC des pitchounes et de Mombaerts est remonté de division Nationale jusqu’en D1. Et puis, pour être franc, ces émotions de 86 et 87 sont encore vivaces. Pas un jour ne passe sans qu’un Toulousain me raconte un souvenir personnel lié à cette époque-là. Un match, un détail, une émotion, un but, une relance. C’est émouvant de constater comme ça, tous les jours, qu’au fond du cœur de chaque Toulousain âgé de 40 à 80 ans, il reste une trace, peut-être indélébile, de ce que nous avons accompli en ce temps-là.