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BOUDU

Une vie de néo-pâtre

Plantée sur une prairie verdoyante, la maisonnette aux murs blancs et bois est bien seule entre les monts. Devant, une vieille Jeep se remet lentement de son dernier trajet cahotant dans la montagne. Deux bergers australiens dorment sur le côté de la petite bâtisse. De fins nuages défilent dans le ciel et s’accrochent de temps en temps aux sommets. Gilbert Lacombe vit seul dans cette petite maison depuis le 10 mai. Il y restera jusqu’au 20 octobre. Cinq mois de solitude, de lecture, de marches dans la montagne. Mais surtout cinq mois de travail. Néo-vacher, il a quitté l’habit de syndicaliste et laissé sa maison pour devenir pâtre de montagne. Cet été, il passe sa première saison seul sur l’estive de Prades, dans les Pyrénées ariégeoises. Pour monter jusqu’à lui, il faut

enchaîner les lacets, les virages en épingle, et finir par un petit chemin caillouteux qui monte. Autant dire qu’il ne reçoit pas de la visite tous les jours.

Du danger de la montagne et des hommes

Le pâtre doit surveiller 400 vaches confiées par trois éleveurs de Prades et Mirepoix. Faire monter les vaches sur les estives permet de soulager les terres de la vallée et de préparer les fourrages pour l’hiver. Les troupeaux sont arrivés tranquillement à la fin du mois de mai. Avant de les accueillir, le vacher a préparé le terrain. Les dix premiers jours, il a remis en place la clôture qui délimite l’estive. Le mauvais temps lui a causé quelques frayeurs pendant cette étape. « Il y avait beaucoup de brume et de pluie. Un jour, je suis monté en voiture et il s’est mis à neiger. J’ai eu beaucoup de mal à redescendre. Je me suis dit : tu as poussé le bouchon un peu trop loin ! Cela fait 30 ans que je pratique la montagne et pourtant je ne la connais pas encore. » Rester humble face à la force de la nature, c’est un peu son crédo.

La clôture sépare les vaches qu’il garde d’un troupeau de chevaux. « L’éleveur d’à côté ne veut pas que les vaches se mélangent à ses bêtes, précise-t-il. Les relations ne sont pas toujours simples. De vieilles familles sont installées ici depuis toujours, et les conflits trainent de génération en génération. Moi, je ne prends surtout pas parti, je reste en retrait. » L’ex-syndicaliste entre peu en contact avec les habitants de la vallée. Il ne descend qu’une fois par semaine à Ax-les-Thermes pour faire ses courses. Ceux qu’il voit le plus, ce sont les randonneurs, qu’il salue quand ils passent. « Les touristes sont discrets ici. C’est très différent de l’année dernière : j’étais en stage sur une estive pas loin du trajet du Tour de France. Il y avait des milliers de camping-cars, et les gens nous regardaient comme si nous étions des bêtes de foire. »

Confortablement seul

Sur l’estive de Prades, Gilbert Lacombe a trouvé la solitude à laquelle il aspirait. Mais aussi un certain confort. L’intérieur de sa cabane, bien que sombre et froid, est bien aménagé.  « Il y a des estives où je n’aurais pas accepté de travailler, précise le vacher. Certains pâtres n’ont pas l’électricité ni l’eau chaude, ils vont se laver dans les ruisseaux. » Ici, il a sa chambre et un lit maintenu par 4 chaises, car les pieds sont cassés. La salle de bain est équipée : lavabo, douche, toilettes. Il a aménagé un petit débarras avec un lit superposé pour accueillir des visiteurs. Dans la cuisine et pièce

principale, il a changé les meubles : « La personne qui vivait là avant était un peu hippie. Il y avait des vieux meubles et d’autres trucs qui traînaient partout. J’essaye de tout remettre en bon état ».

Il règle son quotidien sur le rythme des vaches. Levé à 6h, il part une heure plus tard dans la montagne, en voiture, pour repérer les différents troupeaux. Il se poste sur les points hauts et scrute l’horizon avec ses jumelles, l’instrument indispensable du vacher. La brume et la pluie du début d’été rendent le travail difficile. Il passe ensuite voir chaque troupeau pour s’assurer que tout va bien. « Quand une vache traîne derrière les autres, c’est qu’elle a un problème. Je peux lui faire les soins de base, si j’arrive à l’approcher sans risque. Je ne suis pas un cow-boy ! », plaisante le pâtre. L’après-midi, quand les vaches n’ont besoin de rien, Gilbert Lacombe s’installe sur la terrasse couverte de sa maisonnette et écoute la radio en profitant du paysage. Malgré le mauvais temps, il ne se départit jamais de son enthousiasme débordant : « Je suis totalement en accord avec ce que je voulais être », souligne-t-il.

Bovins ad patres

Il prend aussi le temps d’explorer son immense estive, en voiture ou à pied. Il pratique la randonnée, à raison de trois à quatre heures par jour. Pas grand-chose pour cet ancien marathonien et adepte du trail. Lorsqu’il croise un troupeau au détour d’un chemin, il gratifie les vaches d’un joyeux « salut les miss ! ». Les bêtes d’une demi tonne ont pris l’habitude de le voir, et surtout de le sentir.

Elles ne s’affolent pas quand il traverse le troupeau. « Un vacher ne doit jamais changer d’odeur. Pas de parfum ou toujours le même, c’est comme ça qu’elles me reconnaissent. »

Il ne garde que des vaches à viande, de races gasconne et limousine. Elles sont toutes destinées à l’abattoir, parfois dès leur plus jeune âge. Lorsqu’on vient chercher les veaux, le vacher réunit la veille les trois troupeaux dans un enclos, au pied de sa cabane. La séparation des petits et de leur mère se passe sans encombre mais, dans l’après-midi qui suit, les vaches sont souvent agitées. « Les jours suivants le départ des petits sont compliqués, soupire-t-il. Les vaches appellent leurs veaux pendant un temps. Puis elles s’y habituent et tout redevient normal. »

Même si elles ne lui appartiennent pas, le pâtre s’est attaché aux vaches. Il arrive que des bêtes meurent pendant la saison d’estive. De vieillesse ou de maladie : « Je ne vais pas faire un Ave Maria. C’est la nature. J’essaye juste de faire en sorte qu’elles souffrent le moins possible. Il y a toujours un lien entre l’homme et l’animal mais il faut relativiser. » Le métier de vacher repose avant tout sur l’observation des troupeaux. C’est ce qui plait au néo-vacher. Mais ils sont rares, ceux qui aspirent à passer leurs journées seuls, à regarder le paysage et à guetter les troupeaux. Lorsqu’il a commencé sa formation de pâtre à Saint-Girons, sur 15 élèves, il était le seul à vouloir s’occuper de bovins.

Cartésien connecté

Gilbert Lacombe est pourtant tout ce qu’il y a de plus « normal ». Athlétique, les yeux pétillants, les cheveux grisonnants et le verbe haut, le vacher a des avis sur tout, vestiges de sa vie de syndicaliste. L’un des sujets sur lesquels il est intarissable est l’introduction des ours slovènes dans les Pyrénées. Le 1er juillet, le vacher a quitté son estive pour se rendre à Toulouse où avait lieu une manifestation contre leur réintroduction. Mais les écolos ne sont pas les seuls à recevoir les foudres verbales du syndicaliste de Limoux : les politiques, les religieux, tous des « illuminés ». Un mot

qu’il aime bien. Pour ce féru d’histoire, très cartésien, difficile de croire qu’un type aux cheveux longs est ressuscité d’entre les morts pour répandre la bonne parole. « Jésus, encore un illuminé ! ».

Son choix ayant été longuement mûri, il s’interdit les coups de blues liés à la solitude, à la fatigue ou au mauvais temps persistant. « Je n’ai plus de maison, je ne sais pas encore ce que je ferai en octobre : c’est l’aventure que je désirais. Je suis un SDF volontaire. » Pour autant, le vacher n’a pas rompu les contacts avec sa famille. Cet été, sa fille l’a rejoint pendant deux semaines, pour les vacances. « On est allés faire un tour au Pas-de-la-Case. Qu’est-ce que c’est moche ! » Pas facile, quand on vit au grand air, de savoir apprécier les alignements d’immeubles, les touristes et les boutiques à perte de vue. La civilisation, ce n’est plus pour lui. Alors que les rues de Toulouse s’encombrent de nouveau et qu’on quitte le short et les tongs pour reprendre péniblement le travail, Gilbert Lacombe se retrouve avec lui-même, sur sa terrasse, à siroter un café soluble en admirant l’imposante montagne qui lui fera face pour encore quelques mois.

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