Fils de fondeur et de femme de ménage, Samuel Vuelta-Simon a réformé la lutte anti-drogue et géré la reddition d’ETA avant de devenir l’an dernier procureur de la République de Toulouse. Après 30 ans à naviguer entre terrorisme, faits divers et grand banditisme, il parle stups, violence, crime, éducation, lecture et Pays Basque, dans une conversation vaste et débridée qui tient toute entière dans ces vers de Nougaro : Vie, violence, ça va de pair. Les deux se balancent, paradis, enfer.
Quelle idée vous faisiez-vous de Toulouse avant d’y devenir procureur de la République ? Très positive. Je n’y étais venu qu’en été. La brique du Sud, la chaleur, les rues pleines de vie. Les terrasses qui débordent même le lundi. Une ville presque espagnole, très italienne. Et puis le rugby, un sport qui me fascine et m’a donné des joies extrêmes. J’ai fait mes études à Bordeaux mais, bizarrement, je me suis toujours senti toulousain dans l’âme.
Avez-vous la même perception aujourd’hui ? Non. Toulouse est belle, bien sûr. Intéressante, pleine de richesses, de vie. Tout y est léché, pensé. Les gens y font preuve de beaucoup d’imagination et d’innovation. Mais cette ville est tendue. La tension y est permanente, depuis les comportements au volant jusqu’aux actes les plus extrêmes, les plus violents.
Que vous disent les autres magistrats de cet état de tension à Toulouse ? Ils s’y sont habitués. Ils disent que les choses ont changé depuis dix ans. Que des comportements qui n’existaient pas il y a dix ans sont désormais fréquents.
Jusqu’à atteindre le niveau de violence de Marseille ? La différence entre Marseille et Toulouse n’est pas dans l’intention, mais dans la fin. À Marseille, un règlement de compte en bas d’une tour, ça se fait à la Kalachnikov. Une rafale : trois morts. Ici, ça se fait au 9mm. Ce ne sont pas les mêmes dégâts. L’expérience des tireurs n’est pas la même non plus. À Marseille on confie ce genre de contrats à des professionnels. Ici les trafiquants s’en chargent eux-mêmes. À Marseille, une séquestration commence dans le coffre d’une bagnole et finit en barbecue. Ici ça commence dans le coffre d’une bagnole et ça finit le plus souvent par la libération du gars.
La drogue occupe donc une part prépondérante dans les violences de notre ville ? C’est un marché très lucratif qui concentre énormément de rivalités. Et dans ce genre de milieu, quand on veut se débarrasser d’un concurrent, on le flingue. C’est une réalité à part. On peut parfaitement distinguer les faits de violence liés à la drogue (règlements de compte, séquestrations etc.) et les faits de violence de subsistance ou de désarroi. Ils ne répondent pas aux mêmes logiques.
C’est-à-dire ? D’un côté il y a les stups. Les stups c’est un négoce. Un trafiquant a intérêt à ce que son point de deal soit calme et que son dealer livre sans problème. Moins il y a de policiers, mieux il se porte. Et moins il y a de grabuge et moins il y a de policiers. Un bon trafiquant s’assure donc de la tranquillité de son secteur. De l’autre côté, il y a les violences qui se manifestent par une délinquance de subsistance et de désarroi. Pas de revenu, pas de toit, pas d’aide. Des gens qui volent dans les supérettes, qui a 1H du matin vont dépouiller et tabasser une victime ivre à la sortie d’un bar, ou commettre des violences extrêmes. Ce n’est pas du même ressort.
Cette violence de subsistance est-elle répandue à Toulouse ? En ce moment on a de jeunes délinquants de Mostaganem. Toulouse a une longue histoire d’immigration avec cette ville algérienne, mais la situation est nouvelle. Auparavant, les délinquants de Mostaganem étaient récupérés par les organisations criminelles locales qui les mettaient à la vente, à surveiller, à faire la petite besogne. Ce qui change c’est que ces jeunes qui arrivent ont des velléités de s’emparer des points de trafic. Et dans la mesure où ces jeunes n’ont ici ni famille, ni attache, ni biens, et que leur objectif principal est de ne pas retourner dans leur pays, ils déploient une énergie et une violence sans limite pour y parvenir. Un jeune qui a grandi à Toulouse a toujours un papa, une maman, des frères, des sœurs, quelques biens, et donc beaucoup à perdre. Celui qui n’a rien ni personne qui lui soit cher ici, n’a strictement rien à perdre.
Quelles solutions ? La principale difficulté est liée au fait que l’Algérie refuse de récupérer ses ressortissants délinquants. Tant que la France ne parvient pas à trouver un accord avec l’Algérie pour leur renvoyer ces délinquants et oxygéner le circuit criminel, on peinera à ralentir le phénomène.
Les stups, c’est LE problème toulousain ? La première menace, on la connaît, c’est le terrorisme. Dix ans après Merah, on redoute tous de revivre une période noire comme celle-là. Les stups, c’est la deuxième menace. Si on ne fait rien, on va au-devant de problèmes sociaux et sociétaux alarmants. Notamment de corruption… Si les trafiquants deviennent assez puissants pour organiser leur trafic, gagner beaucoup d’argent, instaurer une certaine crainte et se réfugier à l’étranger, ils auront dans 10 ans, peut-être même avant, d’immenses moyens de corruption.
La lutte contre ces trafics a-t-elle un sens à l’échelle locale ? Localement, nous sommes les courroies de transmission de la politique nationale. Donc oui, les actions locales ont un sens. À condition d’être inventif, de sortir de la logique de la saisie de drogue (qui n’est pas une fin en soi) de remonter vers les familles qui tiennent les trafics, de travailler avec les Espagnols, bref, d’appliquer la même méthode qu’un service central.
La même logique, finalement, que celle du nouveau service anti-stup français que vous avez contribué à créer avant votre arrivée à Toulouse ? C’est cela. Quand le gouvernement a mis en place début 2019 un nouveau plan de lutte contre le trafic de drogue, la question de remplacer l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (Octris) s’est posée. Elle a été remplacée par l’Ofast (Office anti-stupéfiants). J’ai fait partie de ses préfigurateurs. L’idée de sortir de la logique de saisie comme fin en soi était au cœur des réflexions.
Pourquoi la saisie de drogue n’affaiblit-elle pas les trafiquants ? C’était le cas par le passé. Ça ne l’est plus. Les trafiquants se foutent qu’on leur saisissent dix tonnes de shit. Les saisies pour eux, c’est comme le vol en rayon pour la grande distribution : ça fait partie du modèle et c’est budgété.
Que faire dès lors ? Avec l’Ofast, on a changé l’indicateur de performance. Plutôt que de miser sur les saisies, par exemple, on établit la liste des 40 plus gros criminels français en matière de stups grâce aux renseignements de la police, de la gendarmerie, des douanes et des parquets. Une fois qu’on a les noms, on les documente, on les environne, on va les chercher et on confisque leur patrimoine. L’Ofast aujourd’hui, c’est un ovni au sein de la PJ française. Le seul service de lutte contre les stups disposant de méthodes de fonctionnement et d’une organisation propres. J’y ai même créé un groupe d’intervention pro. Un genre de BRI spécialisée dans les stups.
En vous écoutant parler de stups, de séquestrations, d’exécutions, d’extrême violence, on se demande quelle peut bien être votre vision de la société après 30 ans de carrière. Vous avez encore foi en l’humanité ? Dans nos métiers, c’est toujours du dégueulasse, du violent, de l’absurde. Le menu quotidien n’est pas réjouissant. Mais dans le lot, il y a toujours des personnes, des situations, des trucs bien qu’on arrive à faire, qui vous réconcilient avec ce monde et cette époque.
Vous avez du mal avec l’époque? Non. C’est mon monde et je le prends comme il est. Quand je songe au monde dans lequel je suis né, il n’y a pas si longtemps pourtant… j’ai tout de même du mal à faire le lien avec celui d’aujourd’hui. J’y pense quand je suis en présence de ma mère. Je la regarde et je me dis qu’elle n’a pas conscience du monde dans lequel elle vit. Elle pense qu’un téléphone, c’est fait pour téléphoner. À quoi ça servirait de lui dire qu’avec, elle peut gérer son compte en banque, et aussi voir du porno violent bien dégueulasse ? C’est terrible, mais c’est comme ça. C’est mon monde à moi, si loin, si différent de celui dans lequel je suis né.
Dans quel monde êtes-vous né ? Je viens d’un petit village de montagne de la province de Lugo. La plus fermée, la plus verte et la plus sauvage de Galice. Très paysan. Des montagnes du genre massif armoricain. Terre ancienne, obscure, impénétrable, pleine de secrets. La Galice, c’est très pauvre. Pas d’industrie, pas grand chose à faire. C’est donc un peuple d’immigration. Il y a des Galiciens partout dans le monde. Souvent commerçants, habiles pour monter des entreprises. Des éleveurs, des marins. Le Galicien est un mélange de Breton et d’Auvergnat.
Vos parents ? Mon père nait fils d’agriculteur. À 13 ans il ouvre un bar dans le village. C’est parfaitement légal à l’époque. Ma mère vend des chaussures. Peu après ma naissance mon père émigre vers la France, en Charentes. Ma mère le suit. Il travaille dans le bâtiment. Elle fait des ménages. Moi, je reste en Espagne.
Dur à vire ? Non. Je suis avec ma sœur. On est élevés par ma grand-mère, mes tantes, dans un environnement familial comme il n’en existe plus beaucoup. On vit ensemble, on fait corps. Tout le monde surveille les petits. J’ai retrouvé cela plus tard au Pays basque. Des familles soudées avec un contrôle social et éducatif très fort. Je n’étais pas malheureux. J’admire mes parents, partis sans rien, sans parler la langue. Mais pour nous Galiciens, c’est dans l’ordre des choses. Et puis assez vite, je rejoins mes parents.
Vous vous souvenez de votre arrivée en France ? J’ai à peu près 6 ans. C’est le bonheur. Je garde un souvenir étrange de mon arrivée à l’école. Le premier jour, je ne comprends rien à ce qu’on me dit. Deux jours après, je comprends tout.
Si vous les rejoignez, c’est donc que vos parents ont l’intention de ne plus rentrer au pays ? L’immigration de mes parents s’entendait comme une parenthèse. Ils envisageaient de rester un moment, de gagner leur vie et de rentrer. Mais de fil en aiguille, ils ont fait leur vie en France en tant qu’étrangers, avec une carte de séjour.
Quelle différence ? À l’époque, quand vous étiez étranger, vous payiez vos impôts mais n’aviez droit à rien de l’État providence. Ni bourse pour les enfants, ni alloc. On l’a un peu oublié, ça, aujourd’hui. C’est devenu différent, et c’est tant mieux. Mais c’était la règle du pays qui nous accueillait, et on trouvait ça parfaitement normal. Mes parents ont vécu ainsi en étrangers. Et puis un jour, à 70 ans, ils ont voulu devenir français. Je m’en suis étonné. Mon père m’a dit : « On doit bien ça à la France ». Il était honnête, légaliste et reconnaissant à la France. Il nous a toujours tenu des discours forts sur la légalité. C’est parfois allé très loin.
Très loin ? Quand il en a eu marre de travailler sous la flotte dans le bâtiment, il est devenu fondeur. Un peu Vulcain, quoi. Manipulant des godets de métaux en fusion. À mes yeux, plus héros que jamais… Il était fier de son métier de métallo. Il a chopé la maladie de l’amiante. Il en est mort. À l’époque, tabliers et gants étaient en amiante. On ignorait que c’était dangereux. On croyait protéger les ouvriers, on contribuait à les tuer. Des années plus tard, quand les effets de l’amiante ont été révélés, mon père avait déjà les poumons atteints. Il vivait sous respirateur à la maison. Je lui ai dit qu’il avait droit à une indemnisation. Il n’a jamais voulu en entendre parler. Il ne se voyait pas faire un procès à ce patron qui nous avait nourri. Inconsciemment cette façon de voir la vie m’a sans doute dirigé vers un métier utile.
Vous avez toujours voulu être magistrat ? J’aurais adoré être chirurgien. Sauver des vies. Malheureusement j’étais trop fainéant. Or, comme tous les gens de ma génération, j’ai été marqué par Badinter, l’abolition de la peine de mort, la loi de 84 sur les accidents de la route qui offrait enfin réparation aux victimes. Et puis Pierre Michel, le juge d’instruction qui tombe sous les balles en 1981 à Marseille. Des figures qui sortaient du lot. Dans ma tête ça a du faire tilt. Servir. Avoir un métier utile, prendre des risques. C’est cela qui m’a poussé vers la magistrature. J’ai même voulu être policier. À 19 ans, je suis entré dans la police espagnole.
Pourquoi espagnole ? Après quelques années d’adolescence à me chercher, l’idée de rentrer au pays participer à la démocratie naissante espagnole, ça m’inspirait. J’ai passé le concours d’entrée comme élève inspecteur. Je suis resté deux ans. Ça ne m’a pas plu.
Pourquoi ? La période était difficile. ETA tuait toutes les semaines. Un policier descendait acheter des cigarettes, et au coin de la rue il prenait une balle dans la nuque. On nous apprenait à choisir un chemin différent tous les jours, à ne jamais faire les mêmes choses aux mêmes heures. C’était pas une vie pour un jeune policier. Et puis j’ai vu sur place des trucs qui ne correspondaient pas à ce que j’estimais devoir être la police et le service au public : c’était le début des années 1980, Franco n’était mort que depuis quelques années. Tout l’appareil d’État était encore franquiste. La police était dure. Moi j’était bercé par la police française, républicaine, légaliste. Rien à voir. Et puis, dernière raison, j’ai pris conscience à ce moment-là que je n’étais pas espagnol. Trop tard, terminé. J’étais français !
Comment s’aperçoit-on de cela ? Par de petits détails de la vie. La manière de communiquer avec les autres, par exemple. En Espagne tout le monde se tutoie. Avant c’était un pays très éduqué, très respectueux, en particulier des gens âgés. Et puis c’est devenu n’importe quoi. On tutoie les vieux, les serveurs vous tutoient… Plus tard, dans le cadre de mes fonctions, j’ai rencontré Zapatero (président du gouvernement espagnol de 2004 à 2011 Ndlr). Il vous appelle par votre prénom, vous embrasse. Impossible d’imaginer ça avec Chirac ou Sarkozy. C’est monstrueux comme décalage.
Les relations en sont-elles pour autant plus faciles ? Non. En Espagne votre chef vous tutoie, vous donne des abrazos, mais il peut vous tuer en le faisant. C’est pas grave, mais il faut être prévenu.
Quels souvenirs gardez-vous de vos années d’école et de formation intellectuelle en France. Celles qui ont fait de vous le Français que vous étiez déjà à 19 ans ? Je me souviens que j’étais bon élève jusqu’au collège, et qu’après, comme beaucoup de garçons, j’ai été turbulent. Je me souviens aussi d’un prof de français extraordinaire. Vous voyez Stallone ? Le même ! Même gueule, petit, costaud, toujours un rictus. Qu’il neige, qu’il vente, il se pointait dans la cour de récré en manches courtes. On déconnait pas mal avec mes camardes de classe. Ça l’agaçait mais il prenait ça bien. On étudiait Rabelais, Villon. Je trouvais ça super. C’est lui qui m’a donné le goût de la lecture, qui ne m’a plus quitté. Il a commencé par me prêter Regain, de Giono. Depuis, je l’ai relu une dizaine de fois. Et puis Tolstoï et tout un tas d’autres classiques. Je lisais tout cela avec avidité, dans la nuit, jusqu’à 3H du matin.
Où étiez-vous scolarisé ? À Saint-Paul à Angoulême. Le collège-lycée où a étudié Mitterand. C’est un peu mythique comme endroit. Le lycée de la bourgeoisie. Mes parents se sont sacrifiés encore un peu plus pour me mettre là parce que je m’étais fait virer du collège public. J’y ai beaucoup appris et croisé des profs exceptionnels. L’établissement était religieux, mais si vous n’aviez pas la foi on vous foutait la paix. On avait quelques profs sœurs, curés. Je me souviens de l’un d’entre eux qui avait été compagnon de la Libération. Quand il marchait, on voyait sa jambe de bois sous la soutane…
Après la fac et l’ENM, vous devenez juge d’instruction à Boulogne-sur-Mer. À cet instant précis, vous vous sentez à votre place ? Ça oui ! Quand vous cherchez un métier d’engagement, vous n’êtes pas déçu. Surtout à cette époque-là : le parquet était une institution frileuse qui déléguait tout au juge d’instruction. Aujourd’hui c’est le contraire. Et puis Boulogne c’est une terre de désolation, de misère, de crime, de drogue. Beaucoup de boulot…
À quoi ressemblent alors vos journées ? On arrive en septembre avec ma copine, qui est depuis devenue ma femme. On ne connaît personne. La région est terrible mais je me sens à ma place. À la fin du mois j’ai une première semaine de permanence. Premières affaires. Un pédophile, ancien directeur d’école. Personnage horrible qui avait déjà abusé de sa fille et venait d’abuser de sa petite-fille. Ensuite, une affaire de drogue. 12 tonnes de résine de cannabis dans un bateau de Néerlandais et de Philippins qui se font taper par la douane. Une des plus grosses affaires françaises du genre. À Noël, je suis appelé pour un homicide. Un jeune qui a tué une vieille personne. Le crâne ouvert à coups de poing, pour 50 francs. J’arrive sur place en traversant les champs de betteraves. Un temps de gueux, de chien. Autopsie à suivre dans l’après-midi. Quand je rentre le soir, l’appartement est décoré. Tout est calme, chaleureux. Il y a mes beaux-parents, les frères de ma femme. Et moi je suis là et je sens le cadavre. J’essaie de faire bonne figure, mais je mets un moment à m’en remettre.
On est à cette époque dans l’après affaire Gregory et son lot de polémiques sur les jeunes juges. Cela influence-t-il votre façon de faire et de penser ? Pour être certain d’agir correctement, je m’en remettais à ce que j’avais appris. J’ai eu la chance d’avoir un maître d’apprentissage super. Je m’en référais toujours à sa pratique. Une figure tutélaire pour moi : Pierre-Louis Pugnet. Il ne le sait pas, évidemment. C’est le propre des figures tutélaires. Il m’a transmis dans la profession cette résolution, cette détermination pour aller jusqu’au bout des choses avec bienveillance. Il avait une expression que je n’ai jamais oubliée : « Avec les gars, c’est correct mais direct ». En fin de compte tout est là. Lorsque vous êtes à l’instruction, vous avez en face de vous des gens qui ont commis des infractions, et qu’il faut placer en détention. À l’époque c’était mon boulot.
Comment gère-t-on la part de doute et les conséquences lourdes qu’impliquent un placement en détention ? La détention est un outil au service de l’enquête. On l’utilise pour préserver la tranquillité de l’enquête, éviter une fuite etc. En respectant ces critères, on arrive à raisonner une décision, à la prendre et à l’argumenter. Cet aspect légal est important. On se perd jusqu’en enfer si on quitte cette légalité. Pour répondre complètement à la question, je dirais que je n’ai jamais placé en détention provisoire quelqu’un que je pensais ne pas être responsable des faits qu’on lui reprochait.
La chose est-elle possible, légale ? On pourrait par l’absurde dire : « Lui, je pense qu’il est innocent, mais son placement en détention est utile à mon enquête, donc je le place en détention ». Je n’ai jamais fait ça. Je ne peux pas. Les gens que vous placez en détention, vous y pensez tout le temps. Ils ne vous quittent jamais. Vous avez peur qu’il arrive quelque chose. Que vous ayez pu commettre des erreurs.
Ça vous est arrivé ? Une fois lors d’une affaire de stups. Dans l’histoire il y a un jeune homme. Pas en haut du réseau, pas en bas non plus. J’ai un doute sur son sort. On a 25 personnes en garde à vue. Lui, je le laisse à l’extérieur à la fin de sa garde à vue, en me disant que je le convoquerai plus tard. Une fois rentré chez lui, il s’est flingué. Je me suis toujours demandé ce qui se serait passé si j’avais mis en œuvre une mesure de détention courte, encadrée… Lui, comme quelques autres, je le porte en moi. Après ce genre de choses on est tenté de se blinder. Mais ce serait une solution de facilité.
Pourquoi ? Parce que si vous vous ouvrez, vous vous mettez en danger. Le plus dur ce n’est pas avec les auteurs, mais avec les victimes. Dans les faits divers quotidiens, c’est horrible. Les petits enfants violés que vous devez entendre.… C’est dur parce que vous, votre job, c’est de déterminer si les faits sont avérés ou pas. Et il faut s’assurer que la victime ne mente pas. Et puis il y a les enquêtes criminelles qui n’aboutissent pas. Une fois, un gamin sur la plage de Calais. Un Italien qui finissait ses études de droit par une année sabbatique. Il s’est fait défoncer le crâne. Ses parents sont venus me voir. C’était terrible de ne pas pouvoir leur donner le nom d’un coupable ou les circonstances de la mort de leur fils.
Il y a quand même des happy ends ? Je me souviens d’une petite fille enlevée par sa mère à l’autre bout du monde, que j’ai réussi à faire récupérer. Trois ou quatre mois plus tard, le père vient me voir avec sa fille. Elle s’approche de moi, et pour me remercier, elle me tend une peluche. Voilà. Un jour comme celui-là, vous êtes content.
La création du JLD désormais en charge de déplacement en détention, vous paraît-elle une bon chose ? Je suis convaincu que ça a fini par déresponsabiliser les acteurs en fractionnant cette décision forte qu’est la mise en détention. Ce n’est pas le juge d’instruction qui prend la décision, donc il s’en trouve un peu étranger. Le JLD, quant à lui ne conduit pas l’enquête. Il peut être tenté de ne pas se sentir concerné… Je n’ai pas de remède. Je ne dis pas que c’était mieux avant, lorsque le juge d’instruction pouvait être pris dans un effet tunnel qui le conduisait à persister dans l’erreur.
Après Boulogne-sur-Mer puis Poitiers, vous avez quitté le terrain. Vous en aviez assez ? J’ai répondu à une sollicitation du ministère de la Justice en 2004. On est alors dans une époque où la construction judiciaire européenne instaure la voie directe pour les relations de juge à juge et de procureur à procureur. Je suis recruté pour m’occuper de la coopération opérationnelle. J’ai vu l’Union européenne se construire judiciairement parlant. J’ai notamment travaillé sur le terrorisme avec l’Espagne, les Etats-Unis et la Belgique. L’Espagne principalement pour le problème de l’ETA. C’est ce travail de longue haleine qui m’a conduit par la suite à devenir magistrat de liaison à Madrid.
En quoi cela consistait-il ? Il y avait un gros volet opérationnel. J’aidais les enquêtes françaises relatives au terrorisme et aux stups en Espagne. Je travaillais avec les juges, les procureurs et les policiers français en Espagne. Je devais faire en sorte que ce qu’ils demandent soit fait et bien fait. Un vrai retour sur le terrain.
La collaboration France-Espagne, ça fonctionne bien ? Oui… même si parfois on est fâchés. J’ai beaucoup travaillé avec la juge antiterroriste Laurence Le Vert à résoudre les problèmes relationnels judiciaires et policiers…
Des problèmes entre les deux pays ou entre Français ? Les deux… À l’époque, ce qui est aujourd’hui la Direction générale de la sécurité intérieure était séparée en deux services : la DST et les Renseignements généraux, qui ont été fusionnés par Sarkozy. Ces services intervenaient sur le terrorisme basque avec la police judiciaire. Trois services. Et chacun travaillait avec des organes espagnols différents. Les RG avec la Garde Civile, la PJ avec le Commissariat général à l’information… Un bordel noir. Les gens étaient rivaux, ne se parlaient pas. En Espagne, déjà, il y avait une haine féroce entre la Garde civile et la police… Il a fallu faire en sorte que ça s’améliore.
Comment vous y êtes-vous pris ? Un coup de bol monumental. Un jour, lors d’un repas qui précédait une réunion importante, je me suis retrouvé assis près de du colonel de la Garde Civile qui représentait le service anti-terroriste. En discutant, on s’est aperçus que lorsqu’il était jeune lieutenant, il mangeait tous les jours à midi en face de sa caserne… dans l’auberge que tenait ma tante ! Je me souvenais très bien de lui. Ce gars-là m’avait pris sur ses genoux ! Forcément, ça a joué sur nos rapports. Il m’a beaucoup aidé, notamment à faire en sorte que Roger Marion (PJ) et Squarcinni (RG) se parlent. Sans lui, j’aurais été moins armé pour faire en sorte que la Garde civile accompagne une paix des braves.
Où en était ETA lors de ces 4 années passées à Madrid ? Période très compliquée. C’est dans cette période que sont tués deux gardes civils à Cap Breton, et qu’ETA plastique un terminal de l’aéroport de Balajas, à Madrid. Deux morts. Période également au cours de laquelle le gouvernement espagnol négocie sans le dire avec ETA pendant que la police et la justice continuent de les harceler. C’est comme ça que je me suis retrouvé pris dans l’affaire Faisán (du nom d’un bar d’Irun depuis lequel ETA dirigeait un réseau d’extorsion Ndlr).
De quoi s’agissait-il ? Une opération franco-espagnole au cours de laquelle on surveille des types qui commettent des extorsions de fonds sur les entrepreneurs basques au profit d’ETA. On suit l’argent, on s’apprête à intervenir… et tout à coup le dispositif se volatilise. Les Français sont furieux. Ils se rendent compte que c’est la police espagnole qui a fait fuiter l’info et alerté les terroristes pour ne pas qu’ils se fassent prendre. Époque tendue politiquement puisque la France n’a jamais lâché l’affaire…
Vous non plus d’ailleurs… on vous retrouve quelques années plus tard procureur de la République à Bayonne, où vous avez géré le désarmement d’ETA… Cela s’est passé de façon inattendue. En 2017, il y avait un champ politique qui poussait ETA à rendre les armes et à revenir à une démarche politique qu’elle aurait dû prendre dès la fin du franquisme.
ETA disposait encore de beaucoup d’armes ? Énormément. 4 tonnes cachées un peu partout, dans des bidons enterrés dans les bois et dans des maison particulières. On a trouvé de tout, des armes de poing, des lance-roquettes. ETA était liée avec les Italiens, avec l’IRA et d’autres, dans une forme d’internationale séparatiste qui s’échangeait des armes venues d’un peu partout.
Comment ça se déroule, un dépôt des armes ? Un émissaire d’ETA a contacté le gouvernement français. Il a dit qu’ETA rendrait les armes à condition de remettre la liste des caches au procureur de Bayonne.
Pourquoi vous ? Rien à voir avec moi personnellement. Ils voulaient remettre les armes à la juridiction la plus basque, donc à Bayonne. Le jour J, j’attends au tribunal. Le quartier est bouclé. Pendant ce temps, toutes les forces sont mobilisées, prêtes à foncer vers les caches pour éviter que d’autres ne mettent la main dessus. L’émissaire vient me donner la liste. Tout s’est ensuite très bien passé. J’ai fait ça en lien avec François Molins, procureur de Paris. Moment fort de ma vie professionnelle.
Le plus fort ? Pas sûr. Le plus fort c’est sans doute le jour où j’ai été pris à l’école nationale de la magistrature. C’était lourd de sens. Un an auparavant, j’avais encore une carte de séjour. J’étais très fier. Pas pour moi. Pour mes parents.
Pourquoi pas pour vous ? Parce que j’ai le syndrome de l’imposteur. J’ai toujours peur qu’un mec me tape un jour sur l’épaule et me dise : « Désolé monsieur, on s’est trompés : vous n’avez pas le niveau ».
1964 : Naissance en Galice
1992 : Juge d’instruction à Boulogne-sur-Mer
2004 : Magistrat de liaison en Espagne
2008 : Direction adjointe de l’École nationale de la magistrature 2014 : Procureur de la République de Bayonne
2019 : Co-direction de l’Office anti-stups
2021 : Procureur de la République de Toulouse