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Sébastien Vaissière

Le XV de la (ville) rose

Dernière mise à jour : 16 févr.

À trop réduire par commodité les combats féminins à ces dernières décennies, on croirait presque que les Toulousaines nous ont attendu pour divorcer, travailler, fumer des clopes, porter des futals, créer, réussir, susciter l’admiration, obtenir la reconnaissance, concurrencer les hommes, les occire ou les dominer. De la momie de Labit à la robote des Augustins, de Germaine Chaumel à Françoise de Veyrinas, Boudu a pioché dans l’Histoire pour composer un XV féminin idéal, souriant et fragmentaire, mesurant ainsi le chemin parcouru autant que celui qui reste à faire.



Le XV de la (ville) rose
Le XV de la (ville) rose - Illustration : Laurent Gonzalez


1 • La doyenne Inimennaÿsnebout La doyenne des Toulousains n’est pas à l’Ehpad mais au musée Labit. Elle dort depuis 2600 ans sous 17 couches de bandelettes enduites d’huile de ricin et de cire d’abeille. Elle a une petite trentaine d’années, une molaire cariée, des traits réguliers et un type mi caucasien mi éthiopien. Elle a un nom à coucher dehors (Inimennaÿsnebout), des papiers égyptiens et un pedigree prestigieux : fille du grand prêtre du domaine d’Amon, près de l’antique Thèbes. C’est un aventurier et marchand d’antiquités italien, Antonio Lebolo, qui la rapporte de Louxor dans les années 1820. Débarquée à Marseille, achetée par un collectionneur nîmois, elle est acquise en 1840 par le conservateur du musée des Antiques de Toulouse sur les conseils de Champollion lui-même. Depuis, les petits toulousains défilent un peu péteux devant sa noble dépouille, épouvantés par ses faux-airs de Jean Marais dans Fantômas, et éblouis par la beauté inouïe des motifs peints sur son cercueil.

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Crédits : @Mairie de Toulouse, musée Georges-Labit – François Pons / @François Guizot


2 • La soldate inconnue Chef de la Croisade contre les Albigeois, Simon de Montfort est resté dans l’Histoire ce méchant seigneur catholique du nord de la Loire venu au nom du pape faire pleuvoir le fer et le feu sur nous-autres occitans cathares-friendly. Il faut dire qu’il a pendu et égorgé à tour de bras hommes et femmes hérétiques, faisant montre en la matière d’un souci constant de la parité. Ironie du sort, c’est une femme qui lui a fait la peau lors du siège de Toulouse le 25 juin 1218. À l’époque, la ville était dotée de catapultes et de pierriers manipulés par des femmes, et c’est l’un d’entre eux qui éjecta l’occitane caillasse qui occit Montfort. La chronique raconte que le coup mit en morceau « les yeux, la cervelle, les dents supérieures, le front et les mâchoires ». C’est ce qui s’appelle viser juste. Dommage qu’on ne ranime pas chaque année, sous un quelconque monument toulousain, la flamme de cette soldate inconnue.


3 • La légende Clémence Isaure Qui a fondé l’Académie des Jeux Floraux (à l’origine Consistoire du Gai Savoir), la plus ancienne société savante du monde occidental ? Une femme ou sept troubadours ? Depuis le Moyen Âge, cette institution toulousaine récompense les meilleurs poètes de l’année en décernant des statuettes en forme de fleurs. Ronsard, Vigny, Hugo, Chateaubriand et Lamartine font partie du palmarès, c’est dire le niveau. Seulement voilà, on ne sait pas vraiment qui en est à l’origine. Certains mentionnent les sept fameux troubadours (un damoiseau, un bourgeois, deux changeurs, deux marchands et un notaire) comme créateurs du concours en 1323. D’autres évoquent la figure de Clémence Isaure, noble dame de Toulouse, qui aurait au XVIe siècle légué sa fortune à Toulouse à condition qu’y soit organisé un concours de poésie. Les deux versions paraissent douteuses. La première parce que quiconque a passé une heure au bistrot avec un groupe de banquiers, de marchands et de notaires sait bien qu’ils parlent de tout sauf de poésie, la seconde parce qu’on ne trouve pas trace du legs dans les archives de la Ville, et que l’existence de Clémence Isaure est sujette à caution. La dame n’en reste pas moins un totem de Toulouse, qui rayonne jusqu’au Jardin du Luxembourg à Paris, où une statue d’Auguste Préault la représente tête penchée, le regard perdu dans les eaux du bassin.

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@Henri Rachou / @Joseph-Charles Valette / @Direction des Archives Municipales de Toulouse / @Direction des Archives Municipales de Toulouse / @DR / @Bruneau Jean-Pierre


4 • Le canon de beauté Paule de Viguier L’histoire de Paule de Viguier commence comme une chanson de Brassens et finit comme dans Indiana Jones et les aventuriers de l’Arche perdue. En août 1533, François 1er visite Toulouse. À son arrivée, deux adolescentes lui remettent les clefs de la ville. L’une d’elles, Paule de Viguier, récite au roi un compliment en vers. Ébloui par la délicatesse du poème et la beauté de la jeune femme, François 1er s’emballe illico pour celle qu’il nomme La Belle Paule. Ce surnom ne la quittera plus. Les Toulousains sont eux aussi sous le charme, mais comme ils ont moins de retenue que le roi de France, ils déclenchent une émeute pour exiger de la revoir. Affolés par la foule en furie, les capitouls supplient Paule d’apparaître deux fois par semaine à son balcon, ce qu’elle fera, dit-on, de bonne grâce. À sa mort, elle est inhumée en l’église des Cordeliers. Son corps reste intact malgré le temps qui passe. Les Toulousains défilent alors pour admirer post-mortem la perfection de ses traits, mais les Toulousaines courroucées exigent que la dépouille soit exfiltrée des Cordeliers. Hélas, une fois exposée à la lumière du jour, la chair de Paule fond comme neige au soleil, et la belle est réduite à l’état de squelette.


5 • La sainte Jeanne-Émilie de Villeneuve On connaît peu et c’est regrettable, cette véritable Abbé Pierre au féminin. Jeanne-Émilie de Villeneuve est née à Toulouse il y a 210 ans, le 11 mars 1811. Elle perd sa mère à 14 ans et sa sœur dans la foulée, traumatismes qu’elle soigne par la prière. À 20 ans, elle gère les affaires familiales pendant que son père est occupé à diriger la mairie de Castres. L’observation de la société de son époque et du sort que ses contemporains réservent aux miséreux la conduit à prendre le voile à 24 ans, et à fonder à Castres une nouvelle congrégation religieuse : Notre Dame de l’Immaculée Conception. Elle y reçoit, console et soigne celles qu’on exclut d’ordinaire : prostituées, ouvrières sans le sou, malades, taulardes. La congrégation essaime des communautés partout en France et en Afrique. Béatifiée en 2009 par Benoît XVI, Jeanne-Émilie de Villeneuve est canonisée en 2015 par le pape François, devenant ainsi la première sainte toulousaine.


6 • La résistante Marie-Louise Dissard Au 40 rue de la Pomme, à la place de l’actuelle boutique de bijoux fantaisie Imagine, on trouvait pendant l’Occupation un petit magasin de couture à l’enseigne de La poupée moderne. L’endroit avait bonne réputation. Les Toulousaines s’y pressaient et le théâtre du Capitole passait régulièrement commande. Derrière le comptoir on devinait en entrant la silhouette de Marie-Louise Dissard, une sexagénaire qui ne payait pas de mine. La couturière, pourtant, ne vendait pas que des boutons. Sa boutique était le centre de transit et de commandement du plus grand réseau d’évasion par les Pyrénées : le réseau Françoise (de son nom de Résistante). Riche de 211 membres, l’organisation permit la fuite en Espagne de 700 pilotes alliés et Résistants. Marie-Louise Dissard convoyait elle-même certains combattants jusqu’en Espagne, franchissant à pied les cols pyrénéens. Célébrée par le Général de Gaulle à la Libération, cette grande figure de la ville fut l’une des rares femmes à diriger seule un réseau de ce type, et fut la Française la plus décorée par les Alliés pour faits de Résistance. Avant sa disparition en 1957, elle aura le temps de faire avancer la cause des femmes en initiant la création d’un centre d’apprentissage féminin route d’Espagne (l’actuel lycée Françoise reconstruit à Tournefeuille après l’explosion de l’usine AZF).


7 • L’œil Germaine Chaumel Elle fut modiste, chanteuse d’opérette, pianiste et dessinatrice de mode. Elle a divorcé d’avec son premier mari (en 1922 !) pour épouser un certain Charles Chaumel et lui donner une enfant prénommée Pâquerette. Elle a été disquaire rue du Rempart-Saint-Étienne et exercé quantité de métiers. Mais si l’on se souvient d’elle aujourd’hui, c’est qu’elle reste à jamais LA grande photographe toulousaine, qui du début des années 1930 à la fin des années 1940 a promené son regard partout où il y avait de l’humanité à voir. C’est à elle qu’on doit les rares témoignages photographiques de Toulouse sous l’Occupation, avec ses soldats allemands raides et casqués patrouillant place du Capitole, ses dames zélées saisies bras levé rue d’Alsace, ses assoiffés venus s’abreuver aux fontaines, ses Toulousains hagards, son héroïque Saliège, ses réfugiés perdus, ses miliciens espagnols réglant la circulation à Esquirol en 44, et ses FFI paradant place Wilson à la Libération. De la Dépêche du Midi au New York Times, le monde entier a admiré la limpidité de ses images prises à hauteur d’homme dans le carré délicat de son Rolleiflex. De nos jours, c’est surtout leur bonté et leur lumière qui jaillit quand on pose les yeux dessus. Dans les années 1950, après avoir photographié le tout Toulouse artistique, populo, sportif et bourgeois, elle s’est installée à Paris pour y dessiner des chapeaux pour les Parisiennes. Elle s’est éteinte à Blagnac en 1982.


8 • La cheffe Marguerite Canal Les historiens de la musique n’ayant pas encore tranché, on ne connaît pas avec précision le nom de la première française ayant conduit un orchestre. Les habitants de Neuilly-Plaisance, en Seine-Saint-Denis, penchent pour Jane Evrard, qui est reconnue comme la première cheffe d’orchestre professionnelle de l’hexagone. À Toulouse, on opte plus facilement pour l’enfant du pays, Marguerite Canal, même si cette dernière a quitté à 12 ans la rue des Lois pour Paris. Peu importe. Elle dirigea en 1917 à la capitale l’orchestre de l’Union des femmes professeurs et compositeurs de musique, avant de composer à la Villa Médicis quelques sonates pour violon et piano à la sauce Vinteuil.


9 • L’ailée Jacqueline Auriol Une petite entorse à notre grille de lecture toulousaine nous permet de faire figurer dans ce XV de la ville rose une vendéenne qui n’est haut-garonnaise que par alliance, mais qui fut la première française pilote d’essai et la première à piloter Concorde. Née en 1917, elle épouse en 1938 un certain Paul Auriol, rencontré à Superbagnères. Ce dernier est le fils de Vincent Auriol, maire de Muret (cité de Clément Ader) et futur président de la République de 1947 à 1954. Au cours du septennat de son beau-père, elle découvre l’aviation et se prend de passion pour le pilotage. Brevet en 48, crash en 49 à bord d’un hydravion (deux ans d’hôpital) brevets militaires au début des années 50… elle passe pour la première fois le mur du son dans un Mystère II en 1953, décroche son brevet de pilote d’essai en 1954, frôle la mort en 1956 au manche d’un Mystère IV et pulvérise de nombreux records féminins de vitesse. En 20 ans de carrière, elle totalise 5000 heures de vol sur 140 avions et hélicos. Jusqu’à sa disparition, elle incarne le courage physique, la force morale, l’intrépidité et une certaine classe à la française. Des qualités tellement XXe siècle que Jacqueline Auriol est morte en 2000.

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@DR / @Direction des Archives Municipales de Toulouse / @Tim Douet


10 • La grapheuse Miss Van Sans elle, le graph féminin serait sans doute né plus tard, et n’aurait pas le lustre dont il jouit aujourd’hui. Diplômée d’Arts plastique à Toulouse, elle commence par passer quelques nuits dans le sillage de taggueurs du coin dans les années 1990. Ces virées lui donnent des idées. Elle entreprend de couvrir les murs de poupées aux cuisses rebondies et aux lèvres pulpeuses, et d’opposer un univers pictural soigné, ultracoloré et ultraféminin aux motifs masculins bourrins qui ornent les murs de la ville. Son style très identifiable lui assure une renommée immédiate. On raconte même que certains employés des services municipaux de nettoyage effacent ses œuvres à regret. Aujourd’hui installée à Barcelone, elle est exposée dans les grandes galeries et demeure l’une des figures majeures de l’art urbain international.


11 • La maire Françoise de Veyrinas Au cours de la campagne des municipales de mars dernier, la candidate socialiste Nadia Pellefigue affichait clairement son ambition : devenir la première femme maire de Toulouse. Si elle y était parvenue, il lui aurait tout de même fallu partager ce titre avec Françoise de Veyrinas. Déléguée régionale à la condition féminine en 1979, adjointe au maire de Toulouse de 1995 à 2008 (sous Baudis, Douste-Blazy puis Moudenc), cette Audoise a occupé le poste de premier magistrat par interim du 30 avril au 5 mai 2004, après le départ de Philippe Douste-Blazy pour le ministère de la Santé. Élue municipale à la porte toujours ouverte, personnalité particulièrement active sur les questions sociales, elle fut en 1995 l’une des fameuses jupettes (chargée des quartiers difficiles), ces ministres et secrétaires d’État du gouvernement Juppé 1 qui, chose rare à l’époque, comptait 30% de femmes.


12 • L’icône Marie-France Brive Biberonnée au combat syndical et à la lutte ouvrière au cours de son enfance avignonnaise, Marie-France Brive a embrassé une carrière d’historienne engagée dans les domaines du genre et des minorités, sujets encore marginaux à l’université dans les années 1970 et 1980. Arrivée à Toulouse en 1962, elle fut le temps de ses études une icône de l’Unef locale. Les domaines de recherche et les travaux menés par cette historienne ont inspiré le monde associatif et le milieu universitaire. On lui doit la création du premier diplôme universitaire sur le genre (DESS rapports sociaux de sexe et politiques sociales) aujourd’hui Master Genre Égalité et Politiques Sociales. Dispensée en deux ans à l’Université Jean-Jaurès de Toulouse, cette formation reste unique en France.


13 • La diva Mady Mesplé La diva toulousaine par excellence. Après des années de triomphe, elle a fait figure de contre-modèle pour toute une génération de soprani, au premier rang desquelles Natalie Dessay. Trop populaire, trop attendue, trop elle-même, en somme. Pourtant à l’aise dans les opérettes comme dans les pièces pointues des contemporains, elle a tout chanté avec classe et brio. Pur produit de la mélomanie toulousaine, le hasard a mis sur son chemin des professeures renommées, mariées qui plus est à des célébrités : Raymonde Daurat (femme de l’aviateur Didier Daurat) pour le chant et Clara Malraux (épouse d’André Malraux) au piano. Grands débuts à Liège en Lakmé, triomphe en 1957 sous la baguette de Georges Prêtre dans Le barbier de Séville, débuts à l’Opéra Garnier en 1958, puis des décennies passées à faire lever les foules autour du monde et à squatter les plateaux de télévision. Un peu boudée par la suite, reléguée au rang de star déchue, elle a attendu la réédition complète de ses enregistrements en 1991 pour amorcer son retour dans les cœurs. Sa disparition l’an passé, à l’âge de 89 ans, l’a inscrite définitivement au panthéon des grandes artistes lyriques.


14 • La chorégraphe Maguy Marin Elle a beau avoir connu les honneurs et reçu les prix les plus prestigieux (Lion d’Or à la Biennale de Venise, American danse festival Award etc.) Maguy Marin n’a jamais réalisé son rêve de fonder un espace pour la danse à Toulouse, sa ville natale, malgré des tentatives répétées au début des années 2010. Figure internationale de la danse contemporaine, elle s’est formée au Conservatoire de Toulouse dans les années 1960 avant de gagner Bruxelles et l’École Mudra de Maurice Béjart, sous la direction duquel elle fut un temps soliste. Son œuvre chorégraphique s’enracine depuis les années 1970 dans un terreau formel imbibé de Pina Bausch et de révolte sociale. Tellement avant-gardiste que son célèbre May-B, né en 1981 de la lecture de Beckett, l’est encore aujourd’hui. À la tête de sa compagnie, Maguy Marin continue de créer loin de Toulouse, à Sainte-Foy-lès-Lyon.


15 • La robote Dame Tholose En guise de clin d’œil et de pendant numérique à la momie du musée Labit, terminons ce XV avec Dame Tholose, le chatbot féminin conçu par le musée des Augustins pour garder contact avec les Toulousains pendant les travaux (fin du chantier prévue en 2022). Inspirée par la Dame Tholose qui domine la place Dupuy du haut de sa colonne (la statue est une copie, l’originale est aux Augustins), cette agente conversationnelle guide les visiteurs dans trois visites thématiques digitales. Conçue par AskMona, une agence spécialisée dans l’intelligence artificielle appliquée à la culture, et dessinée par l’illustratrice Aude Brisson, Dame Tholose a pour l’instant une conversation et une conscience d’elle-même limitées : à la question « La condition des femmes robotes est-elle satisfaisante à Toulouse », elle nous a répondu : « Je comprends votre question mais je n’ai pas encore de réponse à y apporter ».

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