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Louise FRETET

Yves Charnet, l’ami bâtard

Dernière mise à jour : 11 janv.

Fin janvier, à la faveur d’une tribune signée dans Libé par des pontes de l’architecture, les Toulousains ont appris que la caserne Vion, devant laquelle ils passent depuis 50 ans sans la voir, constitue une merveille du patrimoine. Cette redécouverte du chef-d’œuvre de Pierre Debeaux, architecte commingeois injustement oublié, survient au moment où la Ville met la caserne en vente, dans un contexte polémique qui crispe élus, assos et savants.



Les écrivains ont tous un libraire préféré. Yves Charnet rencontre le sien à Toulouse en 1996 : Christian Thorel, « l’un des plus reconnus et respectés de France ». Depuis ce jour d’automne, les deux hommes ne se sont plus quittés. « Un coup de foudre amical, comme ça arrive rarement », s’épanche l’auteur, heureux. Installé à la terrasse du Bon Vivre, place Wilson, son QG pendant des années, il raconte le premier rendez-vous, les rituels du samedi « chez Toto » avec ses deux enfants, les rencontres d’écrivains organisées ensemble, le maintien du vouvoiement, les fous rires et les larmes, les balades forcées pendant son année blanche, la fois où il s’est réfugié dans son bureau de la librairie à la mort de son ami, Claude Nougaro. « Ombres blanches est devenue mon autre maison. » Avec Le Libraire de Gambetta, il rend hommage à cet ami particulier, de quinze ans son aîné, qui fait commerce de son objet favori, le livre. « Ce portrait est une carte du tendre littéraire qui montre la puissance d’une intimité », souligne le directeur du Marathon des Mots, Serge Roué. Programmé à la soirée de clôture du festival, le poète lira son nouvel ouvrage dans l’antre d’Ombres blanches. « Christian nous accueillera pour une lecture en musique. Mon fils, Augustin, m’accompagnera au piano raccordé de la librairie, comme les premières fois où il jouait pour moi. Le faire ensemble, dans ce lieu, c’est très symbolique. »


Derrière la silhouette esquissée du libraire de Gambetta, se cache les traits de l’auteur lui-même. Ce dernier fascicule ne représente que « le chapitre Thorel » de l’oeuvre Charnet : un autoportrait entamé depuis son premier titre, Prose du fils, en 1993. Qu’il salue Nougaro dans Quatre boules de jazz ou qu’il rédige ses Lettres à Juan Bautista, torero arlésien, c’est toujours de lui dont il parle. Et quand il caractérise Christian Thorel de « janséniste pudique », c’est pour mieux se qualifier, lui, de « rabelaisien excentrique ». Influencé par Montaigne et Rousseau, découverts plus jeune dans les livres de sa mère, Yves Charnet écrit à l’encre de ses veines et comprend vite que sa seule inspiration sera sa propre existence. Celle du « bâtard » né à Nevers en 1962. « Je ne vivais qu’avec ma mère, dans une sorte de folie émotionnelle. L’absence du père était un truc effarant à vivre, donc quand j’ai pu le symboliser, ça m’a délivré », confie-t-il, le regard planqué derrière ses grosses lunettes rondes et vert fluo. Pour lui, aucune issue n’était aussi évidente que l’écriture pour « essayer d’exister », pour se soulager d’« émotions trop écrasantes ». Un peu à l’image de ceux qu’il appelle ses « grands frères poètes », Gary, Aragon, Apollinaire.


Chaussettes de l’origine

Rongé par une amère mélancolie, Yves Charnet se construit dans cette image de bâtardise. « Ça peut être difficile à concevoir de nos jours mais c’était une honte pour mon père et ma grand-mère, un stigmate fort dont ils ont été victimes », estime Agathe Charnet, sa fille de 32 ans. Une tare qui le suivra jusqu’aux bancs de Normale Sup, et jusqu’à aujourd’hui, la soixantaine passée et la chevelure blanchie. Dans un souci de légitimité, cet agrégé de lettres modernes se sent davantage à l’aise en enseignant les arts et la culture aux élèves de Supaéro, l’école d’ingénierie toulousaine, qu’en inscrivant son nom sur la tranche d’un livre. « Ce monde était réservé aux écrivains, ce n’était pas pour moi », pensait-il, malgré la reconnaissance de ses pairs, Michel Deguy, Patrick Kéchichian, Antoine Emaz, Pierre Michon, Camille Laurens, Sarah Chiche et bien d’autres. « Il a des accents bourdieusiens, c’est-à-dire une illégitimité de classe sociale, reconnaît Christian Thorel. Il a passé le seuil, mais ce n’est pas pour autant qu’il a mis les habits. Ce refus lui vaut des inimitiés, il a plus tendance à préférer les rebelles. » L’écrivain se range du côté des gilets jaunes et contre l’obligation du vaccin du Covid-19, réprouve Ubereats et Flink, chérit les « petits arts », se prend de passion pour l’Espagne et la corrida. « Mon rapport à la société est compliqué, j’ai trop connu une contre société », se convainc-t-il. « Dans ce sens, il reste le bâtard qu’il a toujours voulu être. Ça le rend plus chaleureux, plus véridique, plus authentique dirions-nous », renchérit son ami d’Ombres blanches. En poète incompris, Yves Charnet reste en marge, sans télé ni portable, reclus sur sa « Colombette », seul quartier de Toulouse qui trouve encore grâce à ses yeux.

Pour subsister, il se fabrique un langage : la phrase courte, l’hyper ponctuation, le rythme saccadé ; s’acharne à trouver « une forme » : le fragment, l’alternance entre la phrase verbale et la nominale. « C’est ma petite langue à moi et mes émois. C’est presque un patois. Et c’est en ça que c’est un travail de poésie », se défend-il face aux détracteurs de ses livres. « Ils n’ont pas le statut qu’ils devraient avoir. Les poètes disent que ce n’est pas de la poésie parce que c’est en prose, les gens de l’autofiction disent que c’est trop poétique. Il y a toujours quelque chose qui cloche, et je crois qu’on voit toujours trop les chaussettes de mon origine. » Déclassé, Yves Charnet est inclassable. « Il n’est vraiment pas ordinaire dans la relation qu’il entretient à soi, avec vous, avec le monde. Il y a quelque chose de frénétique chez lui, il est toujours en agitation », témoigne Christian Thorel. Difficile de le contredire, après les trois heures d’interview passées avec l’auteur : il digresse, rebondit, se corrige, se coupe lui-même la parole et parle dans sa barbe, ses mots arrivants parfois à peine à nos oreilles. Le libraire poursuit : « Il est dans un débordement qu’on peut retrouver chez les poètes, tant expressionnistes que post-romantiques comme chez Baudelaire. » Rien d’étonnant quand on sait qu’il a rédigé sa thèse sur le poète du spleen, et qu’il a une passion pour Les Fleurs du Mal.


Ecrire à l’oreille

À son grand regret, Yves Charnet est un chanteur manqué. « J’aurais très mal chanté, mais j’aurais adoré faire ça », confesse-t-il. Avec Brel, pendant son enfance, le petit graphomane se découvre une sensibilité pour la chanson : « une poésie plus immédiate, plus partagée, la forme la plus générationnelle et historique de l’émotion ». Depuis, il n’a plus passé un seul jour sans écouter de musique. Poussé par sa mère à devenir professeur, il abandonne son rêve de gosse. Plutôt que de chanter, il écrit et inonde ses travaux de références musicales, imprégné par 40 ans de chanson française, des années 1950 aux années 1990. Brel, Sardou, Carlos, Montand, Ferrat, Biolay, Bénabar. Et parmi eux, deux grands amis : Claude Nougaro et Serge Lama. « J’ai eu la chance d’avoir ces deux belles histoires d’amitié. Nougaro je suis allé le voir chanter de nombreuses fois. Plus jeune, à Paris, dès que ce n’était pas trop loin, j’allais avec lui », se souvient-il avec une joie nostalgique. Autant de figures masculines dont il s’entoure comme des (re)pères.


Du fait de cet amour pour l’art chanté, il pense sa prose différemment, à la manière d’un artiste de scène. « J’écris des livres. Chacun ses chansons », note-t-il dans La Tristesse durera toujours, alors qu’il précise « écrire à l’oreille et pour la voix ». Dès ses débuts, il développe un travail de « mise en voix » aux cotés des comédiens Denis Podalydès et Jacques Bonnaffé car ses textes sont « des chansons de proses ». Revanche prise sur sa vocation ratée, il lit désormais ses oeuvres au public, accompagné en musique par son fils, Augustin Charnet – musicien et ancien chanteur du groupe Kid Wise. « Le faire tous les deux, ça va aussi avec le geste autoportraitiste. » Le voilà qui espère, en plaisantant à moitié : « Si le monde était bien fait, on partirait en tournée ensemble, comme les Chedid. »


Yves Charnet, écrivain toulousain. Photo: Orane Benoit

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